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07/05/2016

Béatrice Douvre, opus 2

Avec un courage d'enfant, ils lavent mon visage de vent ;
et leurs yeux s'arrachent dans le fer. Ce sont des dieux assis
impérissablement, la tête couronnée d'anneaux de neige.
Dans le temps clair, ils bougent.
Ils sont dans la douleur profanée des forêts. Approchant leur séjour, les ténèbres les vêtent
ils ont le vêtement éloigné des montagnes.

      Ils traversent ma voix de mille cantiques sombres. Regarde, mais leurs pas s'aveuglent, regarde-les fouler les corps morts d'enfants.

      Leur sépulture est vierge du feu d'un ordre clair et ils ont l'affection des grands troupeaux de vent.

                                                  Béatrice Douvre

 

Dans ce poème-ci, le lyrisme affleure. Les "anneaux de neige" engendrent aussi bien les forêts que les montagnes qui les portent. Ces "dieux assis" (posture bouddhique, sous l'Arbre sacré), se voient profanés, de quelque manière, par "les corps morts d'enfants" ; enfance à laquelle ces premiers empruntent leur "courage". Passage de la vie à la mort donc, à l'opposé du passage même du poète par la fameuse forêt obscure dantesque.
En fait, le poète ici ne sort pas de la sylve, seul le vent fait la jonction entre le lavement du visage et son extension spatiale, "l'affection des grands troupeaux de vent". La mort y est omniprésente : les corps morts d'enfants piétinés (visage de l'innocence, image régressive, du fini) en opposition à l'ad-verbe "impérissablement", au regard de "leur sépulture". Si par deux fois l'adjectif "clair" est répété, il ne renvoie qu'au-dehors.
C'est le génie même de ce texte : Béatrice nous donne à lire son propre sort, retour régressif et assumé de l'auteure vers la ténèbre, une traversée au-dedans. Mystère de l'écriture, qui s'auto-consume à mesure. Brûlée de l'intérieur. DM

11:25 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

21/04/2016

Henri Michaux opus 2

Malgré le volume des trois tomes de La Pléiade consacrés à Henri Michaux, parus à La Pléiade, sous la direction de Raymond Bellour, Ysé Tran et Mireille Cardot & le travail des plus sérieux qui a présidé à cette impressionnante recollection des textes du poète dispersés aux quatre vents : en plaquettes, en revues, en programmes de théâtre, en catalogue d'expositions, en dactylogrammes, en livres - deux articles, n'ont pas été repris dans la prestigieuse collection, articles dont je vais vous donner lecture ici-même.

Voici  donc les deux articles parus dans la revue Les Nouvelles littéraires n°2882, 14-20 avril 1983, en page 45 - deux livres de jeunesse commentés par leur auteur :

"Pour Ecuador, 1929

ECUADOR : un départ pour la république de l'Equateur, un séjour de huit mois, un retour en pirogue sur le Napo, et en bateau par l'Amazone.

La plupart des voyageurs béent d'admiration quand ils croient qu'il convient de béer. Et les plus froids se fouettent pour écrire quelques mots sur les spectacles "importants".

L'auteur de ce livre n'a pas fait cela.

Il ne dit pas un mot du canal de Panama, et il lui arrive de parler d'une mouche. Il ne s'est jamais préoccupé d'être juste et impartial envers les choses, il s'est seulement préoccupé de l'être envers ses impressions.

Et s'il y a des poèmes dans ce livre, ils veulent être aussi sincères. Ils ne se croient pas supérieurs."

                                                                          Henri Michaux

* * *

Pour Un barbare en Asie, 1933

L'auteur de ce livre, étant enfant, allait dans le jardin observer les fourmis. Il les mettait sur une table, ou lui-même s'allongeait par terre, se mettant à leur niveau.

Ce voyage dura des années pendant lesquelles il ne fut guère intéressé par autre chose.

Cette fois l'auteur a été en Chine et aux Indes, et aussi, quoique moins longtemps à Ceylan, au Japon, en Corée, à Java, à Bali, etc.

Il n'a pas observé les fourmis, qui cependant abondent, mais les races humaines.

Comme il est naturel, il s'est tenu à l'écart des Européens, et a tenté de disparaître dans la foule étrangère. Il a attrapé des poux dans tous les théâtres d'Asie. Il connaît, pour y avoir été quantité de fois, le théâtre chinois, japonais, hindoustani, bengali, coréen, malais, javanais, etc... il a vu les films japonais, chinois, bengalis, hindoustanis. Il a entendu la musique, les danses indigènes.

Il a assisté aux prières, il s'est approché des temples, des lieux saints, des prêtres de toutes les religions.

Il a lu ou bien relu les ouvrages des philosophes, des saints et des poètes, il a étudié ou parcouru la grammaire de chaque langue et son écriture.

Enfin et surtout il a regardé "l'homme dans la rue", comment on rie, comment on se fâche, comment on marche, comment on fait signe, comment on commande, et comment on obéit, les intonations, la voix, les attitudes, les réflexes (tout ce qui ne ment pas).

Il s'est ainsi enfoncé dans la peau des autres. Toutefois, dans la peau d'un Chinois, il reste lui-même et souffre et regimbe, il souffre dans la peau de l'hindou, il souffre dans la peau d'être homme et de ne pas trouver la Voie. Et tout en souffrant il montre de l'humour, comme on fait, comme tant d'autres ont fait..."

                                                                          Henri Michaux

18/03/2016

Antonio Lobo Antunes et la quête d'absolu (1e partie)

On sait qu'Antonio Lobo Antunes, dont le dernier livre traduit du portugais est La Nébuleuse de l'insomnie (Christian Bourgois, 2012) a décidé, le 2 novembre 2012, d'arrêter d'écrire ! Ita est. J'ai choisi aujourd'hui de vous donner à lire un extrait de son Livre de chroniques IV (Terceiro livro de cronicas), traduit par Michelle Giudicelli, éd. Christian Bourgois, 2009 :

"Si ça se trouve je vous assomme avec ce discours, mais j'ai pensé que cela ne vous déplairait pas de jeter un coup d'oeil dans mon atelier. Les produits en sortent pour aller dans les librairies sans que les lecteurs sachent où et comment ils sont faits, au beau milieu d'une rangée de phrases-fils de fer, d'adjectifs-vis en vrac, par terre, de chapitres entiers dans le seau à déchets, et me voilà qui émerge de sous mon roman comme un mécanicien de sous une voiture au capot ouvert, les poches pleines de stylos-clefs anglaises, sali par l'huile des propositions à rajuster et de la calamine de bielle des existences insuffisamment nettoyées. Tant d'efforts pour une virgule, un verbe.

Tant d'obscur système électrique qui résiste. Tant d'incertitude. Tant d'angoisse. Tant de joie par moments. Je ne montre pas les étapes intermédiaires, je n'en parle pas, je ne raconte jamais ce que je suis en train de tenter. Par pudeur, je crois, par honte, je ne sais au juste. Mais en attendant, je suis assis, et je rassemble des tôles, des tuyaux, je cherche, dans le tas qui se trouve par là, dans le coin de ma mémoire où les pièces s'amoncellent, je les prends, les observe, les rejette, tout en repliant et en tendant mes doigts.

- Est-ce que je vais en être capable ?- Est-ce que je vais être capable d'en être capable ?
et ce n'est que quand j'aurai acquis la certitude que je n'en serai pas capable, ce n'est que quand le défi me semblera impossible à relever, que je me mettrai à essayer de le contrarier. Quand j'étais étudiant en médecine, on m'a raconté qu'autrefois on enlevait les calculs par le biais d'un procédé désigné sous le nom de "lythotritie", et qui consistait à introduire dans l'urètre une sorte de pinces et, ensuite, d'écraser lesdits calculs à l'aveuglette (...).

L'écriture, c'est un peu ça, sauf qu'il faut insister jusqu'à ce qu'on ait écrasé tous les calculs."

                                                            Antonio Lobo Antunes

16:56 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)