27/09/2015
"Les amours", de Dominique Pagnier, éditions Gallimard, 107 pages
Après les courts récits, baroques et vagabonds des Filles de l'air (éditions Le Dilettante) - où une entorse, sur L'Alserstrass à Vienne, ou un survol de Tübingen en dirigeable, font songer à Canetti, Doderer ou Hölderlin - Dominique Pagnier revient, avec son quatrième recueil, à sa forme favorite, le poème en prose. Comme les Vies simultanées et la Faveur de l'obscurité, les Amours évoquent les soirs de province, "les jours ; leur brièveté".
Eglises en brique, fermes lointaines, où pend, dans la cuisine, un abat-jour émaillé : c'est, sous les tilleuls, la vie humble, simple, avec les "bruits d'outils qu'on range", les filles qui grandissent trop vite dans les pensions, le mort dont on fait la dernière toilette, où l'enfant endormi que sa mère craint d'éveiller "en l'embrassant avec la pluie sur ses joues".
Monique Pétillon
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28/08/2015
Anna Maria Ortese (1914-1998)
Anna Maria Ortese nous a quittés à Rapallo, près de Gênes, où elle avait trouvé refuge, dans la station balnéaire où vécut Ezra Pound. Née en 1914 dans une famille pauvre de lointaine origine catalane, partagée durant son enfance entre la Lucanie, Naples et la Libye, Anna Maria Ortese a traversé le vingtième siècle comme une étrangère considérable, prêtresse d'une "autre" Italie, fantastique, irrationnelle, radicale. Sa manière hallucinée, visionnaire, et la violence de ses positions morales, l'ont située durablement, aux côtés d'Elsa Morante et Pier Paolo Pasolini, dans une constellation d'auteurs déchirés par la fin de la civilisation agraire. Comme eux, elle a dit - jusqu'à une sorte d'exaltation sacrificielle qui a pu effrayer ou susciter le sarcasme - la perte de l'innocence et la prostitution des idéaux. Par sa seule existence, elle renvoyait l'Italie des lettres à ses démons pragmatiques, à ses compatriotes, à son jeu d'apparences.
Face à l'"inerte horreur de vivre" traversée au cours d'une existence marquée par la violence de l'Argent et de son manque, elle eut pour défense la prolifération des allégories et des fables, mais aussi un humour fantasque, et la déroutante légèreté d'une survivante. Les figures de l'innocence, qui abondent dans son oeuvre - iguane : L'Iguane (1965), trad. Jean-Noël Schifano, Gallimard, 1988 ; oiseau : La Douleur du chardonneret (1993), trad. Louis Bonalumi, Gallimard, 1997; ou puma : Alonso et les visionnaires (1996), trad. Louis Bonalumi, Gallimard, 2005 -, n'autorisent guère la mièvrerie car elles sont aussi inquiétantes qu'idéales : "le monstre est un vrai monstre, il exprime même l'esprit profond et pur de l'Univers", écrivait-elle dans sa courte autobiographie Là où le temps est un autre (trad. Claude Schmitt, Actes Sud, 1997).
Du lieu mythique désigné par ce titre, rien ne fut aussi proche pour elle que sa vision du microcosme napolitain : non la ville extravertie qu'on croit connaître, mais celle, lacérante et mutique, du "silence de la raison", telle qu'elle apparaît dans la Mer ne baigne pas Naples (trad. Louis Bonalumi, Gallimard, 1993), salué en 1953 par le prix Viareggio avant que ne retombe sur l'auteur un voile d'incompréhension, levé par le triomphe critique et public des dernières années de sa vie.
L'oeuvre d'Anna Maria Ortese est à la mesure de toute vraie littérature, une forme donnée à l'impossibilité comme au devoir de vivre. Reprenant l'adjectif qui selon Christina Campo qualifiait les poètes, elle écrivit un jour au signataire de ces lignes : "Je suis impardonnable". Mot qui définit très précisément son rapport à l'Italie : un long malentendu traversé de fulgurances, un rêve opiniâtre de bonté sur fond de noirceur et de colère. Dans sa personne frêle qui en arrivait à ressembler à un oiseau, on percevait la force contradictoire de ceux qui ne se protègent de rien.
Bernard Simeone
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23/08/2015
"Conversations avec Joseph Brodsky" de Salomon Volkov, éditions du Rocher, "Anatolia"
René de Ceccaty nous parle aujourd'hui de la vie de Joseph Brodsky, poète russe dont une partie de l'oeuvre reste inconnue aux lecteurs français... Ses Conversations ont été traduites par Odile Melnik-Ardin. Suivra un entretien avec l'auteur.
Joseph Brodsky déjeunait avec John Le Carré, dans un restaurant près de la maison d'Alfred Brendel, qui l'hébergeait alors, quand il apprit qu'il venait de recevoir le prix Nobel.C'était en octobre 1987. Il avait 47 ans, il vivait en Occident depuis 1972. Son nom était mondialement connu depuis 1964, grâce à l'activité des dissidents qui avaient, par des samizdats, fait savoir à l'intelligentsia de tous les pays qu'un jeune poète de 24 ans, ami d'Anna Akhmatova, était victime d'un harcèlement politique sans précédent, pour "parasitisme".
Joseph Brodsky fut d'abord interné, puis déporté, enfin expulsé. Sartre, en 1965, lui-même très embarrassé, s'adressa au président du présidium du Soviet suprême pour dire qu'il commençait à baisser les bras : il n'arrivait plus à défendre la bonne foi du communisme contre les attaques des "calomniateurs". La lettre, assez drôle et pathétique, est publiée par Salomon Volkov dans son monumental Saint-Pétersbourg, trois siècles de culture, équivalent du Danube de Claudio Magris pour la culture pétersbourgeoise.
Volkov a fait la connaissance de Brodsky avant son expulsion au début des années 1970. Ce musicien, qui publia plusieurs essais et entretiens autour de la musique, devait ensuite pendant une quinzaine d'années rencontrer régulièrement le poète à New York, où ils s'étaient installés tous les deux. C'est un document exceptionnel, étant donné la connaissance partagée qu'ils ont de la littérature et de la vie politique russes.
Brodsky, marqué par sa première jeunesse très aventureuse - il interrompt ses études à quinze ans, devient employé à la morgue, part en expédition pour chercher de l'uranium, tente de quitter le pays en avion pour aller en Afghanistan, et surtout rencontre Anna Akhmatova, qui va bouleverser sa vie intellectuelle -, n'est pas un "littérateur" au sens habituel du terme. S'il a une science très sûre de la poésie et de ce qu'il cherche en elle, il parle peu et assez mal de sa propre création, dans un mélange de morgue et de simplicité négligée. Ce n'est donc pas l'aspect le plus intéressant de cette longue conversation.
En revanche, son admiration pour les autres le stimule beaucoup : les pages consacrées à Akhmatova, Tsvetaieva, Frost, Auden, Cavafy montrent quel remarquable professeur de littérature comparée il devait être (encore que ce qu'il dit de la poésie française fasse un peu frémir...). Son émotion devant la langue anglaise lui inspire quelques passages étonnants. Quand il entend parler le poète Stephen Spender, avec l'accent d'Oxford, il croit s'évanouir... "Peu de choses m'ont impressionné à ce point, la terre vue du ciel, peut-être. Alors j'ai compris immédiatement pourquoi l'anglais était la langue d'un empire. La langue-outil de la communication est l'origine de tous les empires au même titre que le système politique ; la langue rassemble."
Brodsky devait mourir quatre ans après ces derniers entretiens, en 1996. L'éditeur français, Samuel Brussel, qui fut aussi son ami, lui rend en postface un émouvant hommage.
René de Ceccaty
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