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23/08/2015

Joseph Brodky (1940-1996) opus 1

       Annie Epelboin s'était entretenue avec le prix Nobel de littérature 1987, Joseph Brodsky, très incomplètement traduit en français (...). On retiendra particulièrement, parmi les livres traduits de cet auteur, Vertumne et autres poèmes, éd. Gallimard, 1993.

Annie Epelboin : On peut se demander, Joseph Brodsky, d'où vous venez. Qui étaient les poètes de Leningrad avec qui vous avez fait vos débuts dans les années 60 ? Quelles influences avez-vous subies ?

Joseph Brodsky : Vers la fin des années 50 et au début des années 60, il s'est produit une sorte d'explosion poétique, par contraste avec le calme plat qui régnait auparavant. Dans les maisons de la culture, il y avait des cercles de poésie, auprès des instituts et des universités, et c'est là qu'ont commencé à se regrouper, à Leningrad, des jeunes poètes fort divers, qui n'étaient pas reconnus officiellement. On venait de vivre une sorte de stagnation en littérature ; c'était la conséquence du nivellement par la censure et les normes du réalisme socialiste. On n'avait plus accès à la littérature des années 20 et 30, qui, sans être vraiment oubliée, était l'objet d'un tabou. Et, brusquement, la production de ces années-là est revenue à la vie avec une force accrue, comme pour vérifier la loi physique qui veut qu'une énergie ne se perde pas : Khlebnikov, Pasternak, dans une certaine mesure Khroutchenikh et surtout Zabolotski ont connu là leur vrai moment d'éclosion auprès des lecteurs, comme après une longue germination. De nombreux jeunes poètes se sont lancés dans ce mouvement, mais peu ont continué au-delà.
Rein, Kouchner, Neiman, voilà ceux qu'on devra appeler l'école de Leningrad, si l'on veut faire une vraie histoire de la littérature. Et ce sont des poètes qui, malgré leurs limites, ont plus de talent que des figures officielles comme Voznessenski ou Evtouchenko, même s'ils restent mineurs. Ce qui est très caractéristique de cette école de Leningrad, c'est une sorte de conservatisme apparent de la forme qui contraste avec la modernité du contenu. Il y a une opposition voulue entre ce rythme classique auquel l'oreille est habituée et le contenu psychologique parfois très moderne.

A. E. : Quel était le milieu de formation de ces poètes, et pourquoi précisément Leningrad ?

J. B. : Losqu'on vit à Leningrad, on est saisi nécessairement par la tradition, on est renvoyé non seulement à Pouchkine, mais à l'architecture classique, à cette organisation si forte de l'espace et du temps, à cette idée d'un ordre insensé. Et quand on vit au milieu de ces colonnades, ces perspectives et ces frontons, on les transmet dans son oeuvre. Mais ces poètes ne venaient pas d'un milieu littéraire : c'étaient souvent des ingénieurs ou des techniciens, des étudiants d'instituts de recherche... Ces associations littéraires furent un vrai creuset où seule la personnalité de leur directeur donnait de l'impulsion à des jeunes poètes. Ainsi David Dar a véritablement été le maître d'auteurs aussi divers que Sosnora, Kouchner et Garbounovski. C'étaient donc des cercles amicaux, mais où les discussions étaient parfois très rudes. C'était, me semble-t-il, une assez bonne école. Un peu comme les joutes oratoires des troubadours à la cour des seigneurs. Il était très rare qu'un poème fût publié dans la presse et, alors, c'était un vrai événement : nous étions considérés comme des amateurs. Et, face à nous, il y avait tout l'establishment littéraire, l'Union des écrivains.
C'était une vie en marge mais pas clandestine ; une forme d'existence naturelle fondée sur des échanges strictement humains, dont nous étions satisfaits. Les revues et la presse ne nous pubiaient pas, nous pouvions en faire nos ennemis, mais, pour la plupart, nous évitions ces faux combats ; nous ne voulions pas nous compromettre avec le goût officiel.

A. E. : Ceux qui vous ont entendu réciter vos poèmes ont découvert cette sorte d'incantation inhabituelle, qui prévalait à Leningrad et qui vous caractérise. Comment expliquer cette tradition de l'oral, dans la poésie russe ?

J. B. : En général, la culture est un phénomène plutôt oral qu'écrit, un fait de mémorisation. A Leningrad, nous nous rappelions tous par coeur les poèmes, les nôtres et ceux des autres. Nous les apprenions pour les réciter. Il faut dire que les années 60, si importantes pour la Russie, ressemblaient un peu à l'époque d'avant Gutenberg. Nous n'avions pas pour finalité la page imprimée, et cela nous rappelait Alexandrie ou Byzance, il y a mille ans. Et, si cela ne nous aidait pas, cela ne nous nuisait pas non plus.
Nous déclamions tous de la même manière, à quelques nuances près. Il faut dire que la poésie russe est extraordinairement jeune. Elle n'a que trois siècles, en tant que poésie d'auteur. Née à l'époque du clacissisme, elle est héritière de la tradition liturgique, de l'époque où un texte n'était retenu que dans la mesure où il était chanté.

A. E. : Peut-on voir un lien entre cette récitation-incantation et la parole religieuse ?

J. B. : Le seul lien qu'on puisse établir avec la religion, c'est que le poète agit, dans la société, comme une sorte de pasteur, ou de prophète. C'est une idée ancienne, mais quand ça se passe dans une société où l'autorité spirituelle et religieuse est très compromise, le poète veut se croire porteur de certaines de ces vérités, ou penser s'en approcher plus que d'autres.

A. E. : Quel était votre rapport avec le pouvoir, puisque vous étiez aux confins de l'empire ?

J. B. : Quand vous vivez dans un empire centralisé, d'une manière ou d'une autre vous dépendez de la norme, du dénominateur commun qui vous est imposé par la vie autant que par l'école. Cette vie entièrement règlementée donne au poète une sorte d'avantage ; quand toute la presse et la radio sont centralisées, l'ensemble de la population acquiert un même niveau stylistique, et le poète est obligé de se démarquer. La surveillance permanente exercée par la censure, le fait d'être sans arrêt sous observation, peuvent favoriser la poésie.

A. E. : Quelles ont été vos lectures, vous qui n'avez pas suivi jusqu'au bout les programmes de l'école ? Comment avez-vous découvert, puis traduit, les poètes métaphysiques anglais ?

J. B. : Mes premières vraies lectures ont été Mandelstam, Khlebnikov, Zabolotski. J'ai voulu me confronter à eux, les prolonger là où ils s'étaient arrêtés. Puis, quand j'ai eu vingt-sept ans, j'en ai terminé avec la culture russe et j'ai regardé du côté des Polonais, des Tchèques, des Français - où je n'ai rien trouvé de particulier, - et il m'a semblé que la poésie anglaise m'offrait ce que je cherchais. En 1964, Robert Frost a été pour moi une révélation. Face à la tragédie, au constat du fait accompli, il opposait la peur, l'angoisse existentielle : j'en avais fini avec la poésie continentale. J'ai voulu lire en anglais. J'ai découvert Donne, par hasard, et j'ai été bouleversé. Puis j'ai lu autour. Ces poètes entretiennent un autre rapport avec le monde, ils le regardent de l'extérieur, tandis que l'Européen, le Russe surtout, est toujours au centre, comme une victime ou un acteur.

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                                                                               à suivre

 

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Joseph Brodky, opus 2

Anne Epelboin : Peut-on dire que Leningrad vous prédisposait à la langue anglaise ?

Joseph Brodsky : Ce que j'ai retrouvé, dans cette voix neutre de la langue anglaise, qui résonne le plus loin, avec une sorte de sentiment d'objectivité, m'a effectivement comblé. C'est une langue qui s'étonne de l'objet qu'elle se propose. Mais quand nous vantons les mérites de tel ou tel poète, c'est une erreur ; ce n'est pas le poète qu'il faut vanter, car la langue n'est pas le moyen de la poésie ; au contraire, c'est le poète qui est le moyen et l'instrument de la langue. La langue préexiste, c'est un phénomène qui existe en dehors de nous, comme biologiquement. Elle se développe et croît jusqu'à un degré de maturité qui fait qu'un poète peut en cueillir les fruits ; et il les organise. Le poète ou l'écrivain, c'est celui qui est là, dans les parages, prêt à faire cette récolte, quand les fruits sont mûrs et tombent.
La poésie, c'est la forme suprême de l'activité langagière, qui nous distingue des animaux. Et donc ce n'est pas une forme d'art, ou de repos, ou de distraction. C'est un but pour l'homme ; les poètes sont, disons, plus aboutis sur le plan biologique. 

A. E. : Quel rapport entre la langue et le pouvoir ?

J. B. : La langue, c'est ce qui prime, avant la nature, ou Dieu, ou n'importe quoi. Dans toute création littéraire, il faut repousser ce qui existe déjà chez les autres ou chez soi-même, sinon c'est une répétition et donc un cliché qu'on ne peut se permettre. Il faut donc toujours aller de l'avant ; cette activité linguistique spécifique fait que tous les gouvernements forts comprennent le danger, les implications de cette sorte de littérature ou de poésie, qui repousse ou éclaire les jeux idéologiques et qui les compromet.

A. E. : Comment avez-vous vécu l'épreuve de l'exil ? En quoi est-ce une épreuve-limite pour un poète ? Que devient la langue ?

J. B. : Etre poète, ou poète en exil, ça ne fait pas grande différence. C'est moins confortable d'être exilé que d'être chez soi, où l'on peut demander conseil aux proches et vérifier l'effet produit ; mais quand on ne peut plus rien vérifier, qu'on ne peut plus s'appuyer sur les murs, la poésie devient une plus grande prouesse. Si on passe par l'épreuve de l'inconfort, si on survit comme poète dans les conditions défavorables de l'exil, c'est qu'il ne s'agissait pas simplement d'un jeu narcissique, c'est qu'on travaille vraiment pour l'amour de la littérature, et de la langue. Il y a, bien sûr, des moments très désagréables, quand on croit avoir oublié une rime, ou la prononciation d'un mot, ou qu'on croit perdre la langue, l'angoisse vous envahit, mais la règle est que plus on éprouve d'angoisse, plus les résultats sont intéressants.
Ecrire est, de toute façon, une école d'incertitude. Et en exil, on ne sait plus à quoi attribuer les difficultés rencontrées : au processus même d'écrire, qui est infiniment compliqué, ou au fait qu'on oublie la langue, ou à l'infortune de vieillir, tout simplement. Le plus important, dans cette situation d'écrivain hors patrie, c'est qu'on n'a plus personne sur qui rejeter la faute. On se sent un peu comme un vaisseau spatial dans l'espace : la question est de savoir s'il va survivre ou non.
L'anglais est une langue merveilleuse, j'adore écrire de la prose, des essais, en anglais. Mais j'écris très peu de poèmes en anglais. C'est plutôt pour démontrer à mes collègues de langue anglaise que j'y arrive aussi. Je continue d'écrire en russe. Mais si je devais vivre maintenant avec une seule langue, je serais complètement désemparé, peut-être deviendrais-je fou. Cette dualité des langues est un peu mon salut. Les plaintes des émigrés russes viennent en grande partie de ce qu'ils n'ont comme langue que le russe et ses problèmes spécifiques... Et ils manquent d'un vrai milieu d'échanges. Il est vrai que la littérature et la langue anglaises m'étaient déjà si familières en Russie qu'en arrivant en Amérique je me sentais comme un traducteur qui retourne à l'original.

                                                                                                  Fin de l'entretien

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14/08/2015

"Chemins de traverse", de Louise Herlin, éd La Différence, 2002

Le premier recueil de Louise Herlin remonte à 1967, chez Gallimard ; Chemins de traverse, publié en 2002, comprend neuf petits ensembles juxtaposés qui semblent de prime abord composer, par déambulation, une suite de paysages sur le motif, mer ou ville, cieux brouillés, paysages mouillés (mais par la place que tient l'air et l'atmosphère on est très loin du poids terrien de Baudelaire), souvent de bord de mer - une mer évoquant la proustienne côte normande entre air eau et sable.

Paysages subtils, mais parfois éclatants, où les références à la peinture sont multiples et où le peintre cherche la précision dans l'indécis des heures, des saisons. Le recueil alors semble se situer dans une poésie descriptive d'une réalité sollicitant la pensée et le langage.

Mais cela reste apparence. Dès après le premier carnet de croquis le regard change lentement comme l'heure tourne. Le poète passe insensiblement - sans qu'on ait vu changer le ton ni les couleurs - à l'installation de l'absence. Le troisième ensemble, sous-titré Chaque fois que s'absente, procède méthodiquement à l'effacement du paysage (c'est même le titre d'un de ses poèmes) par l'abolition progressive des regards le constituant comme tel - tandis qu'insensiblement les paysages deviennent ceux des villes, un Paris de pierre et de pluie :

Dans les débris d'un chantier démoli
Un homme cherche en marchant
Un homme marche penché
Sur des gravats, un fatras
De poutrelles fracassées,
De bennes herses plâtras

En fait, c'est comme ces papiers découpés où ce qui crée le dessin c'est le trou, le vide : ces paysages sont des constats d'absence. Celle du promeneur disparu, celle, aveuglante, du disparu dans le promeneur. Presque sans qu'on s'en soit aperçu, le livre glisse vers une poésie philosophique (au sens de recherche d'une sagesse) et la lutte contre l'angoisse qui creuse ne cessera plus de se déployer à travers le cheminement du recueil :

Où prendre appui ? les bras se dérobent
Amours, amitié, fidélité jurée

Restent l'épaule du vent
la pente du talus
l'herbe, l'herbe somnolente (...)

La forme est un vers absolument libre, mais naturellement mesuré par un sens du rythme dont Louise Herlin se sert en souplesse, s'y soumettant, y échappant, jouant à le suivre, à le perdre, à le brouiller. De cette justesse rythmique, le poème intitulé Intransigeance (et qui est aussi un art poétique) peut donner un aperçu :

On peut se taire pour ne heurter personne
(A chacun ses dieux, ses accommodements,
petits et gros mensonges. Egards dus aux rites
de chacun - santal, branches de buis)

On peut porter des lunettes noires, passer inaperçu
ne rien dire, passer pour un timide, effacé : les gens
savent gré aux inoffensifs, aux silencieux

Ou bien clamer dans le désert ! Passer
pour fol énergumène vociférant étranger
Se faire injurier, traîner dans la boue, enterrer vif

Mais se donner la chance infime, insigne,
d'être entendu peut-être
d'un seul, inconnu

Le recueil se termine par un retour au descriptif - jeux d'ombres et d'arbres où, malgré la sérénité acquise, le ton étrangement creux accuse un retrait : à ce moment, tout est vidé, et le néant brûle.


                                                                         Odile Hunoult

00:56 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)