03/08/2016
"Oeuvres" de Marcel Schwob, éd. Phébus (Libretto)
Marcel Schwob (1867-1905) fut un esprit cultivé et curieux, un homme inscrit dans son temps, pris entre deux siècles, avec cette sensibilité propre à son époque qui allie subtilité et goût pour le fantastique, délicatesse et attirance pour la bizarrerie. Auteur, journaliste, préfacier de Stevenson et de Rachilde, traducteur de Shakespeare et de Defoe, Schwob fut un acteur majeur de la vie littéraire de l'entre-deux siècles. Ami de Claudel et de Léon Daudet, il fréquenta Renard, Gide ou Wilde. Cet homme de grande culture, fasciné par l'oeuvre de François Villon, est mort à 37 ans, des suites d'une longue et terrible maladie, calmée par la morphine. Difficile de considérer que ce grand blessé aura trouvé le temps de polir autant de textes. Le volume ici publié en contient en effet plus de 150.
L'ouvrage rassemble l'essentiel de l'oeuvre. Sylvain Goudemare, auteur d'une biographie remarquable Marcel Schwob ou les Vies imaginaires (Le Cherche Midi, 2000) en a établi l'édition. Les textes sont livrés dans leur ordre de parution et le volume comprend deux sections. La première, consacrée aux oeuvres de fiction, contient Coeur double, Le Roi au masque d'or, Mimes, Le Livre de Monelle, La Croisade des enfants, Vies imaginaires, L'Etoile de bois et les contes parus dans L'Echo de Paris. La seconde regroupe les études et essais : Spicilège et Variations sur l'argot principalement. A cela s'ajoutent des introductions éclairantes et quelques notes.
Ce qui frappe, c'est la diversité des tons et des formes courtes employés par l'écrivain pour contenter son appétit de narration. En effet, si l'on considère Coeur double par exemple, premier recueil publié, on reste admiratif devant un tel talent de caméléon. Marcel Schwob est-il grave ou léger ? L'écrivain est-il un fabuliste ou un affabulateur ? A l'instar de Borges, on ne sait jamais si l'écrivain fait preuve d'une érudition étonnante ou s'il bluffe son lecteur, l'emportant dans une sphère où l'histoire rejoint le désir d'histoires, où tout est mêlé, brisé, recyclé.
Marcel Schwob expérimente, multiplie les voix, s'attachant à créer aussi des formes inédites. Mimes est à ce titre un recueil captivant. L'écrivain, avec une modernité qui conserve tout son sens aujourd'hui, donne la parole à une succession de personnages qui monologuent. Le texte court rejoint ici le poème en prose, tant la langue est à la fois dépouillée et sophistiquée : "Cette lampe à mèche neuve brûle de l'huile fine et claire en face de l'étoile du soir. Le seuil est jonché par les roses que les enfants n'ont pas emportées. Les danseuses balancent les dernières torches qui étendent vers l'ombre leurs doigts de feu."
Le Livre de Monelle, composé avant et après la disparition brutale de la maîtresse de Schwob, porte en filigrane le deuil de l'écrivain. La figure mythique y donne un sens à la création qu'on pourrait facilement appliquer à toute l'oeuvre de Schwob : "Et pour imaginer un nouvel art, il faut briser l'art ancien. Et ainsi l'art nouveau semble une sorte d'iconoclastie. / Car toute construction est faite de débris, et rien n'est nouveau en ce monde que les formes. / Mais il faut détruire les formes."
Disposer de l'essentiel de l'oeuvre de Marcel Schwob en un volume permet de prendre le pouls d'un écrivain de toutes les narrations. C'est pourquoi on se dit que forcément, il parlera à tout le monde. Malheureusement, c'est pour les mêmes raisons que l'écrivain continuera sans doute d'habiter la marge, parce qu'il se révèle insaisissable, d'une certaine façon. Impossible de trouver un tiroir où ranger un esprit aussi ouvert. L'oeuvre est fantastique, historique, philosophique, humoristique même : "Je fus d'autant plus étonné de lui trouver une tête de mort que je l'avais positivement reconnu à sa façon de cligner de l'oeil gauche." (Coeur double).
Sa force réside incontestablement dans une incroyable capacité à être tout cela à la fois, ou plutôt, dans cette capacité à être tout cela successivement, avec un goût prononcé pour les changements de climats.
Benoît Broyart
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02/08/2016
Carlos Drummond de Andrade (1902-1987)
Mort en août 1987 à Rio-de-Janeiro, Carlos Drummond de Andrade est considéré comme le plus grand poète brésilien du XXe siècle. L'ample anthologie de poèmes, éditée par Gallimard (446 pages), textes traduits et présentés par Didier Lamaison, est assez riche et diverse pour convaincre le lecteur français du bien-fondé de cette appréciation.
Drummond - ou CDA, - comme on l'appelait familièrement au Brésil, est né en 1902 dans la province minière du Minas Gerais. Journaliste et chroniqueur après des études de pharmacie, puis fonctionnaire de l'Education nationale et des Monuments historiques jusqu'à sa retraite en 1962, il publie son premier recueil de poèmes en 1930. L'écrivain publia également des contes (Conversation extraordinaire avec une dame de ma connaissance et autres nouvelles, éd. Métailié, 1985). Biographie minimale, mais suffisante aux yeux de Drummond.
Deux mots, deux réalités, donnent la clé, sinon de l'ensemble de son univers poétique, du moins de la manière dont il percevait cet univers : "gaucherie" et "pierre". Il n'est pas indifférent que l'un des premiers poèmes - qui ouvre également cette anthologie - commence ainsi :
Quand je suis né, un ange tortu
de ceux qui vivent dans l'ombre
a dit : "Va, Carlos, sois gauche dans la vie"
(ou bien, dans une autre traduction : Tu vas, Carlos, être gauche dans ta vie)
Cette gaucherie, Drummond s'en fit une fierté et une protection. Elle le dispensa de toute assurance et permit de maintenir la constante interrogation, intime autant que publique, individuelle aussi bien que que collective, dont sa poésie témoigne.
Au milieu du chemin j'avais une pierre... (ou bien, dans une autre traduction : Au milieu du chemin y avait une pierre). Ecrit, comme le précédent, au seuil du parcours poétique de Drummond, le très simple poème de dix vers qui débute ainsi - comme la Divine Comédie - connut au Brésil une extraordinaire fortune, valut à son auteur une notoriété immédiate et donna lieu, bien évidemment, à une foule de commentaires. En fait, ce poème, inoffensif d'apparence, donnait matière et symbole à la querelle du modernisme qui sévissait depuis le début des années 20. Le poète publia même, en 1967, une "biographie" de ce poème et son destin !
De tout ce qu'aura pu être mon pas capricieux
à travers la vie, restera, car le reste s'estompe
une pierre qu'il y avait au milieu du chemin.
La conclusion du très beau poème intitulé Legs et datant de 1951 (vingt ans après Au milieu du chemin) donne la mesure de la fidélité à une vocation poétique, irréductible à tout ce qui n'est pas elle-même : Mon nom est agitation, et il s'inscrit dans la pierre, écrivait-il dans Notre temps (1945), avant de continuer :
Voici le temps des divisions,
le temps des amputés.
Mains qui voyagent sans bras,
obscènes gestes épars.
Et plus loin :
... C'est le temps des béquilles.
Le temps des morts bavards
et des vieilles paralytiques, nostalgiques de ballet romantique,
mais c'est le temps encore de vivre et de raconter.
Certaines histoires ne sont pas perdues.
Des premiers poèmes à ceux de son dernier recueil, Aimer s'apprend en aimant, publié en 1985, Drummond a toujours manifesté une grande agilité et liberté verbales, une capacité à jouer des dissonances, de l'humour aussi bien que de la dramatisation.
Recherche de la poésie, qui appartient au même livre que Notre temps, exprime admirablement l'art du poète :
Pénètre sourdement dans le royaume des mots.
Là se trouvent les poèmes en attente d'être écrits.
Ils sont figés, mais il n'y a pas de désespoir,
il y a calme et fraicheur sur leur surface intacte.
Les voici seuls et muets, à l'état de dictionnaire.
Vis avec tes poèmes, avant de les écrire.
Reste patient, s'ils sont obscurs. Calme, s'ils te provoquent.
Attends que chacun se réalise et se consume
avec son pouvoir de parler
et son pouvoir de taire.
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30/07/2016
Un poème de Lokenath Bhattacharya
Depuis que j'ai posé ma main sur toi, depuis l'instant où je l'ai fait, que peux-tu devenir d'autre que l'aimée, l'infini - parcours comme celui de la rivière, vers la confluence ?
"Je serai le néant, le futile, un tas de feuilles mortes dans la forêt de l'hiver", le dirais-tu ?
Les bracelets cliquettent, tintent les anneaux de cheville, le temps s'écoule dans leur son, s'écoule. Les rivages résonnent des vagues impétueuses de la mer. Il y avait un lieu où aller, où j'ai pu, je n'ai pu aller - mais où je peux aller encore. La fin est là, avant même le commencement, des mots se noient dans le silence, des lueurs dans l'obscur.
Ceux qui viennent telles des ombres dans cette brume, leurs visages flottent dans le vent - maintenant, juste là, puis s'évanouissent. Soudain : le coin d'un oeil, ou bien le nez, ou la fatigue de leurs pieds.
Les veines scandent un chant d'abandon, une ascète est assise dans le crématorium.
O esprit inondé, passionné, écarte ces déchets, jette-les de côté ! Ouvre grande la porte ! Juste derrière le seuil, frères et soeurs se tiennent dans l'attente. Amis, parents sont arrivés d'un peu partout, ferveur tatouée aux mâchoires, au menton. Et eux aussi restent debout : soleil, lune, étoile, lotus en fleur du lac himalayen - où tu n'es pas allé.
Depuis que j'ai posé ma main sur toi, comment pourrais-tu éviter d'être l'aimée, la rivière de la confluence ?
Invitation pour tous, aujourd'hui, à entendre ce qui, non encore possédé, va être. Tous ces hymnes étouffés, alignés devant nous. Tous ces démons, ces ogres et ces déterreurs de cadavres, non encore dieux mais destinés à l'être, éclaboussant les murs de sombres et sinistres couleurs. Tous ces mots qui cassent, à peine dits - qui allaient être enfilés et d'ailleurs le seront, comme les perles d'un collier. Flûte soudain muette dans une trop vaste étendue.
Que les cloches et les cymbales aient sonné ou non, le culte était et reste prêt. Le fervent est un jeune orphelin, mal informé du rituel, incapable de lancer la prière. Le désir enveloppe encore, telle une mère, toutes les cavités du vide. Les souffles chauds du rêve saturent l'atmosphère.
Qui est venu ou est parti, qui a pris ou n'a pas pris forme ? Quel atelier est-ce donc, là, pour quelle création, pour quelle destruction ? Laissons le juge réfléchir à ces choses. A travers ces mains indignes, tout ce que je peux faire - et suis en train de faire - est de m'offrir entier, dans un abandon total.
Les vagues se jettent contre le rivage, le temps s'écoule : les bracelets cliquettent, tintent les anneaux de cheville.
J'ai posé ma main sur toi. Comment peux-tu ne pas devenir l'aimée ?
L'aimée ? Elle aussi se tient là, de l'autre côté du seuil, une parmi les chercheurs de liberté, dans la foule, auprès du soleil, de la lune, des étoiles. Vois maintenant comme s'achève abruptement ce qui pourtant ne va finir, ô esprit inondé, passionné !
Lokenath Bhattacharya
Traduit du bengali par l'auteur
et Franck-André Jamme
Lokenath Bhattacharya est né en 1927 à Bhatpara, petite ville du Bengale, au bord du Gange. A publié en bengali près de 25 volumes : poèmes en prose, essais, récits, théâtre et traductions (du français, dont Une Saison en enfer et le Discours de la méthode). Ami de Satyajit Ray, autre bengali - dont il est d'ailleurs l'un des "sous-titreurs" en français.
Directeur du livre indien jusqu'en janvier 1986, il a été introduit en France par Henri Michaux, qui avait beaucoup d'admiration pour son travail poétique et qui lui a d'ailleurs dédié l'un de ses tout derniers livres publiés de son vivant, Fille de la montagne.
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