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24/07/2021

Les éditions Le Temps qu'il fait fêtent leur quarante années d'existence

En 1981, Georges Monti émigre à Cognac (Charente) et fonde sa propre maison d'édition sous les auspices d'Armand Robin, auteur du Temps qu'il fait. "Mon premier acte d'éditeur a été de publier la Fausse parole de Robin, ce qui est un acte hautement symbolique, quand j'y pense avec recul, puisque c'est à la fois un essai et un récit ; un livre de poète et un livre de philosophe ; un texte éminemment littéraire et éminemment politique." Les éditions du Temps qu'il fait sont aujourd'hui implantées à Mazères (Gironde).
Ce n'est pas l'université, fréquentée sans enthousiasme, qui a donné à Georges Monti le vrai plaisir de la littérature ; plutôt des rencontres, des hasards, et un solide appétit de lecteur : "En éditant, j'ai simplement essayé de donner corps à cette passion. Le seul critère de choix, c'est mon goût : et chaque livre est une histoire. Un projet éditorial est souvent constitué sur la réflexion d'un "créneau", d'un "marché" possible. Je n'ai jamais eu cette démarche, et je n'ai pas l'ambition de devenir une grande maison d'édition."
Les moyens de départ étaient quasi inexistants : 50 000 F empruntés à la banque pour pourvoir à l'achat d'une machine déjà bien éreintée. Aujourd'hui, Le Temps qu'il fait propose plus de 600 titres, pour un tirage variable selon les collections (il existe aussi un fonds bibliophilique, à tirage restreint, sur beau papier, enté de photographies, peintures, dessins, gravures selon : signalons l'ouvrage de Jean-Pierre Otte, Cette nuit est l'intérieur d'une bogue, chroniqué in Diérèse n°80, édité en janvier 2019 à 21 ex. numérotés, accompagnés d'une peinture originale à l’encaustique signée par l'artiste, 170 €). Une vingtaine de titres parait à l'année, ce qui est considérable pour une équipe de six personnes en majorité employées à mener à bien le travail d'imprimerie. Mais là encore, ce n'est pas la quantité qui singularise un catalogue mené en toute liberté, selon quatre registres : des auteurs du patrimoine contemporain : Robin, Tsvetaeva, Leiris, Chaissac, Leopardi, Perros, Huysmans, Dadelsen ; des inédits d'auteurs contemporains reconnus... par un petit public - Baptiste-Marrey, Jean-Claude Pirotte (15 titres), Jude Stefan, Paul de Roux, Jean-Loup
Trassard (mention particulière pour "Tumulus", paru en mai 1996, orné de 9 photographies originales de Jean-Philippe Reverdot - cf note du blog Diérèse et les Deux-Siciles du 2/7/2021), Jacques Borel ; ou par un public plus large, comme Christian Bobin (10 titres)... - la réédition d'ouvrages : Paulhan, Ponge, Jouve, Dietrich, Fondane, Obaldia, Töpffer, Richaud ; enfin des ouvrages d'auteurs assez jeunes comme Laurent Girerd, Jean-Pierre Ferrini, Bénédicte Cartelier, Nicolas Ragonneau, Michel Arbatz...
Il y a peu de traductions au catalogue du Temps qu'il fait. Georges Monti a pris le parti de la littérature française, ce qui est assez rare à son échelle, et prend le risque du véritable éditeur en publiant des textes que parfois personne ne voit. A ce sujet, sa plus grande déception concerne le Voyage du chat, un roman de Jean-Pierre H. Tétard, dont personne, sauf la NRF, n'a même signalé l'existence. "Le livre s'est péniblement vendu à 300 exemplaires, tout comme le suivant, L'Eden et les Cendres. Et pourtant ce sont des textes d'une très grande maîtrise." Son catalogue est une histoire de correspondances et d'affinités : "Dans un premier temps, j'ai demandé des livres à des auteurs que j'aime, et puis ensuite, on m'en a proposé ; et curieusement, des auteurs que j'aime m'en ont proposé. Il y a comme un phénomène de reconnaissance, des auteurs qui se disent qu'il seraient bien dans la compagnie du catalogue."
Cent à cent cinquante libraires sont fidèles au Temps qu'il fait. Georges Monti regrette cependant que le lectorat demeure celui des lettrés. "Mon image est assez restrictive de ce point de vue, peut-être étayée par le choix d'une maquette soignée, un peu intimidante ; mais c'est aussi la conséquence d'un phénomène plus général, qui veut qu'aujourd'hui chaque chose ou chaque personne soit définie par un ordre reconnaissable : des éditeurs pour le grand public, et des éditeurs pour les happy few. Tout cela est stupide, mais c'est le mensonge de l'époque."
Georges Monti revendique la subjectivité et fourmille de projets. Denis Montebello, récemment publié, avec Fossile directeur, chroniqué in Diérèse 82, Gilles Ortieb avec La nuit de Moyeuvre, Jean-Yves Laurichesse avec Retour à Oppedette sont à signaler parmi les nouveautés. Sans oublier ces cahiers collectifs, qui font date dans la production de cet éditeur, comme celui de Louis-René Des Forêts ; ou, pour coller à l'actualité, l'ouvrage encore sous presse consacré à l'artiste singulier Pierre Albasser : Les emballements de Pierre Albasser, un livre à plusieurs mains qui vaudra le détour !
"Au fond, ce qui importe, conclut Georges Monti selon la formule de Paulhan qu'il cite de mémoire, c'est ce par quoi la littérature échappe à elle-même. Ce que j'attends toujours de la littérature, c'est qu'elle m'étonne et non pas qu'elle me confirme ce que je sais déjà. Ce qu'il y a de passionnant dans la littérature, c'est la poésie ; et la poésie, je la cherche plutôt dans la prose, parce que souvent, sauf cas très exceptionnel, la poésie se manque à elle-même."
Hommage soit rendu ici à cet éditeur, inlassable découvreur de talents, qui toujours s'est battu pour défendre et faire vivre le livre, le génie de la langue, en somme.

20:06 Publié dans Editions | Lien permanent | Commentaires (0)

22/07/2021

Edmond Thomas et les éditions Plein Chant à Bassac : bientôt 50 années d'existence !

Les débuts d'Edmond Thomas (un titi du quinzième arrondissement parisien) ont quelque chose de savoureux pour les amateurs de destin marginal : "J'avais quatorze ans quand je me suis fait virer de l'école et le hasard a voulu que je sois embauché chez Brodard et Taupin, une ancienne maison qui imprimait entres autres le Livre de poche. Je travaillais à la reliure industrielle. A l'époque, je ne lisais que des bêtises. Je m'étais fait un ami d'un Algérien qui ramassait les vieux papiers et qui me rapportait des policiers de l'imprimerie. Un jour il m'a donné Paroles, de Jacques Prévert, qu'il avait mêlé par erreur à un lot de polars, à cause de sa couverture sombre, un graffiti photographié par Brassaï. Je peux dire que c'est ce qui m'a ouvert à la littérature."
A partir de là, l'adolescent se met à dévorer tous les grands textes contemporains, fréquente les bouquinistes et un bibliomane distingué, Fernand Touré, qu'il publiera du reste quelques années plus tard. Un passage chez Armand Colin, puis, quatre ans plus tard, chez un libraire de livres anciens, lui offrent de quoi naviguer mieux encore dans le monde du livre, et l'occasion de se monter une "petite bibliothèque" respectable.
C'est courant février 1972 qu'Edmond Thomas, déjà faiseur d'une revue de poésie ronéotée, décide qu'il est grand temps de mettre les voiles en solitaire. Ce sera Bassac, où l'attire son ami Jean-Paul Louis, des éditions du Lérot. La ronéo de Plein Chant - lorsqu'il a choisi cette enseigne, Thomas ne savait pas encore qu'il s'installerait dans une cour abbatiale longtemps hantée par les dominicains - tourne bientôt pour des plumes à peu près inconnues, dont celle d'Henri-Simon Faure et de quelques poètes qui gravitaient autour de la revue la Tour de feu (à Jarnac). En 1978, le rejoint Georges Monti, qui s'ennuyait un peu à Clermont-Ferrand, et ils s'apprennent mutuellement le métier d'imprimeur sur une offset fatiguée. Ils publient Armand Robin, alors complètement oublié, et toute la presse en parle.

Depuis Robin, Edmond Thomas n'a guère bénéficié d'une telle attention, exception faite des ouvrages de Louis Scutenaire et de la correspondance croisée de Nodier et Hugo. Pourtant, son catalogue, d'un éclectisme revendiqué, regorge de petites merveilles, qui dépasse à peine les mille exemplaires. S'y côtoient des auteurs confidentiels ou peu médiatisés, de récits ou de poèmes, tels que Joël Cornuault, Laurent Grisel, Etienne Collet, Marius Noguès...; des classiques scandinaves ignorés en France, tels que Tarjei Vesaas, Veijo Meri ou Stig Claesson ; des écrivains issus du peuple, ou intéressés à l'expression prolétarienne : Marcel Martinet, Henry Poulaille, Emile Guillaumin... (collection "Voix d'en bas" ; dont une somme en trois volumes menée par Philippe Bouquet, la Bêche et la Plume) ; ou encore des oulipiens et autres pataphysiciens, tels que Jean Queval, André Blavier et Michel Ohl dont il a publié, notamment, l'An Pinay (collection "La Tête reposée", dirigée par Pierre Ziegelmeyer).
Plein Chant fut aussi une revue littéraire trimestrielle : sous son titre ont paru entre 1971 et 2016 des numéros de Varia, comprenant des textes en prose et en vers. Certains numéros collectifs spéciaux sont remarquables, tels ceux consacrés à Louis Guilloux, Stig Dagerman, John Cowper Powys, le poète tchèque Vladimir Holan ou le dadaïste Clément Pansaers.

Plein Chant fêtera en février 2022 ses cinquante années d'existence. Les projets ne font toujours pas défaut et, l'on s'en doute, les difficultés relèvent surtout, après les incertitudes liées à la crise sanitaire, du manque de temps (beaucoup d'éditeurs-clients à satisfaire) et des faibles moyens matériels et financiers. Edmond Thomas est parfois tourmenté, mais il ne pourrait, bien sûr, pas vivre autrement. Hommage lui soit rendu ici, en ces temps difficiles pour l'édition.

13:58 Publié dans Editions | Lien permanent | Commentaires (0)

21/07/2021

"La Grande Beune", de Pierre Michon, éditions Verdier, décembre 1995, 96 pages, 69 F

J'avais remarqué que souvent, les dimanches et les après-midi, elle prenait à pied la route des Martres, haut talonnée toujours quel que fût le temps, fringuée, et revenait longtemps après, ou pas du tout - à moins qu'elle n'eût pris un détour que je ne connaissais pas. Je me demandais peu ce qu'elle allait y faire : le ciel me la donnait, l'y apercevoir me suffisait. Cette route devint bientôt ma passion. Il y avait là de grands prés, des noyers obscurs à la sortie du village, et plus loin des bois parcourus de multiples sentiers conduisant à des hameaux ; tout cela suivait la lèvre de la falaise, ça grimpait fort parfois, et il y avait des caches derrière des éboulis, des combes où rien ne se voyait que le ciel, des haltes secrètes sous des hêtres. Là, les après-midi de congé, le plus souvent sous la pluie, je faisais mine de prendre l'air et de m'intéresser fort aux herbes ou aux cailloux - les instituteurs ont de ces lubies, de ces licences -, mais je tournais en rond dans les sentiers et l'attendais, raide, crispé dans une contention douloureuse qui faisait battre comme à même mon sang une femme parée puis nue, rhabillée aussitôt et nue, un rythme de nylons, d'or et de peau, mille soies battant cette chair de soie. En ces dispositions j'allais jusqu'à la Beune ; je la regardais là en bas couler dans son trou, des eaux sales sous un ciel sale où des poissons invisibles frayaient, les yeux grands ouverts et mornes : que ce monde était beau pourtant, où des nylons pouvaient emplir mon esprit, le dénuder en dénudant une chair rêvée. Je revenais sous le couvert. Je m'arrêtais soudain ; j'imaginais sa bouche ; j'imaginais sa gorge ; à la pensée de ses reins je tremblais au-delà de toute convoitise. Te voyant, me disais-je, peut-être elle va sans un mot renverser la tête, trembler comme tu trembles, te saisir là où tu veux la saisir, et les jupes dans ses mains elle se donnera là, contre ce bouleau, dans ces flaques où seront tombés ses sequins, où pétriront ses paumes, où tu verras l'image de ses seins, et plus secouée qu'un arbre dans le vent ses grands cris renversés feront partir les corbeaux. Mon cœur manquait. J'entendais un bruit, je me donnais le maintien du promeneur attentif, ce n'était qu'une bête détalant : et d'autres fois elle était là, elle venait dans la feuillée, la boue, avec ses hauts talons et son fard impeccable, sa taille, gantée parfois, les mains dans les poches de son imper, la tête haute, la reine, à ma hauteur s'arrêtait, me parlait du mauvais temps, me disait gentiment que je fumais trop ; je répondais sur le même texte, je voulais garder cette goutte de pluie prise dans le duvet de sa joue, hésitant, coulant.


Pierre  Michon

10:03 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)