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17/08/2021

"La petite bassaride"*, de Filippo de Pisis, éditions de L'Herne, 17 mai 1972, 48 pages, 150 ex.

L'ange savetier

Rentrant par une rue des faubourgs, à nuit close, tu vois de la lumière derrière quelque porte à petits carreaux. Tu t'arrêtes, en cachette, pour regarder. C'est, par exemple, l'échoppe d'un savetier, où deux hommes travaillent à la même table ; mais tu n'en vois qu'un seul. Il serre une chaussure entre ses genoux, il retaille avec goût la semelle ; il examine de temps en temps la chaussure, en l'élevant vers la lampe, devant lui, et en clignant un œil.
Ses cheveux sont d'or brillant sous la lumière recueillie, fins et bouclés comme ceux du chanteur Spadaro ; ses mains, brunes et nerveuses, font contraste avec son profil d'ange antique (tu penserais à ceux de Benozzo ou de Melozzo !), son œil clair est riant au-dessus de la joue empourprée. Entre ses lèvres est une petite pipe au tuyau court, tellement court... La pipe semble éteinte ; on la dirait sensible comme celle de Baudelaire. Une fleur aux lèvres voluptueuses d'une gitane...
Le beau cou, les bras jusqu'à l'aisselle, sont nus. Le silence de la nuit est profond, sous les étoiles, hors de l'échoppe où l'air est lourd.
Avant de pénétrer dans un parc obscur auquel donne accès un grand portail de pierre rousse avec des urnes de marbre (certains arbres y sont hauts à faire peur, la nuit), il t'est doux, dans l'heure froide, de te rattiédir à la vision de ce merveilleux Ange ou Endymion devenu savetier. Des cils longs de tes yeux qui lui parlent, à peine frôles-tu ses cheveux dorés, ses lèvres. Mais quand tu es entré dans le parc immense, le cœur te tremble un peu... A cause de l'obscurité, peut-être !

Filippo de Pisis
traduit par André Pieyre de Mandiargues

* Recueil extrait de La ville aux cent merveilles et autres écrits
Vallechi Editore, 1965

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02:20 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

16/08/2021

"Qu'est-ce qu'écrire ?" : Bernard Noël, éditions Paupières de terre, 15 novembre 1989, 16 pages, 45 F

Nous écrivons avec des mots. Nous savons tous qu'écrire c'est d'abord assembler des mots. Nous le faisons sans savoir ce qu'ils sont, ni quel type d'outillage ils représentent, ni de quelle partie de nous ils sortent avec un tel naturel. Parfois, ce naturel tombe en panne, et une maladie s'en suit dans le corps. Parfois, celui qui écrit ne supporte plus que son texte ne soit qu'un texte, et il fait tomber en panne ce naturel.
L'amour, l'écriture, le jeu, etc., déclenchent un emportement dans le mouvement duquel leur acteur touche l'autre : un autre qui peut être réellement l'autre, mais qui peut aussi être une figure que nous ne touchons qu'en nous.
L'amour, l'écriture, etc., ont ainsi dans leur activité même un sens qui nous suffit et qui fait, par exemple, que nous ne cherchons pas à sentir dans la main qui écrit une main plus ancienne, pas plus que nous ne cherchons à connaître la besogne qu'elle pourrait secrètement poursuivre sous le masque de l'écriture.
On sourira de cette main fantôme.
Mais qu'est-ce que trois mille cinq cents ans d'écriture à côté des centaines de milliers d'années de l'humanité ?
Quiconque s'engage dans l'écriture sent bien que le langage n'est pas toujours la mémoire des choses, mais plus souvent la rumeur d'un monde antelangagier, que nous sommes incapables d'articuler et dont nous traduisons seulement, ici et là, quelques images. Peut-être ce monde-là est-il trop entier et le nôtre trop fragmenté par le présent pour en refléter autre chose que des éclats. Peut-être n'est-il si entier que d'être le pays des morts. D'où notre angoisse au bord d'écrire, puis l'allégresse de le faire parce que, un instant, nous avons traversé le temps.
Si toute œuvre écrite est en effet une machine de langage, cette machine ne serait-elle pas une sorte de corps extérieur construit pour sortir du nôtre, afin de mettre hors de nous la rumeur de la mortalité et les hantises d'avant la langue ?
Une arche de souffle...


Bernard Noël

14:49 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

15/08/2021

Sous nos propres pas

Empruntant le chemin goudronné, nous sommes descendus jusqu'à la plage. Des deux côtés de la chaussée, des épicéas, lauriers roses, bougainvillées, chèvrefeuilles - j'y retrouve le paysage méditerranéen de mon enfance, ses images qui, en fait, ne m'ont jamais vraiment quitté. Ne me manquait alors que la poésie, d'en savoir photographier la trace ; la source était pourtant là, tout autour, omniprésente, mais ne parvenait à se loger en moi, qui ne savait l'exprimer, dans ses plus beaux atours... On dirait que les jardins qui nous environnent ont le pouvoir de libérer des parfums guérisseurs, qu'à la faveur des années certains murs ont pris la couleur vert-de-gris des anémones, que la besogne des abeilles a peu ou prou libéré la journée de ses attaches terrestres.
Claire est l'eau, des vaguelettes à peu près silencieuses lui passent la main sur l'encolure, la chaleur semble croître graduellement autour de nous, de grandes mauves volatiles nous regardent du coin de l'œil, sous quelques branches basses, parcimonieuses. Plonger oui, toutes affaires cessantes, dans la grande bleue, dans l'élément même, qui déborde à lui seul la saison, toute chose et toute fable. Sur leurs serviettes de bain, Trois Grâces à la rose carnation se prélassent, indifférentes à l'histoire du monde et comme on les comprend !, elles qui veulent brunir et s'y emploient, du mieux qu'elles le peuvent. Vision solaire qu'en avait
Ernest Pignon sous le regard bienveillant d'Hélène Parmelin.
Puis un déjeuner frugal à l'ombre d'un olivier aux puissantes racines. De petites olives vertes chutent par instants sur nos effondrilles. Un petit vent sec, bienfaiteur, s'est levé, le chant des cigales redouble, cause à effet ? Un perce-oreille court sur mon avant-bras, à la recherche de quoi ?, égaré sans doute. Un insecte qui de longue date m'a fasciné, avec son corps si allongé, ses deux cerques en pince dans l'exact prolongement de l'abdomen.
Gaëlle ; "Je voudrais de l'eau qui pique"
- A la condition que tu rebouches bien la bouteille pour conserver le gaz. Marché conclu.
Diane sirote son Coca parfumé à la cerise, regrettant l'absence de paille.
Nous terminons par une pastèque, sans pépins, ses chairs craquent sous la dent, mûre à souhait. Le sang martèle aux tempes et dans les cantons de l'âme la robe chaude où se déploie ta nudité titille l'heure jaune. Il est près de deux heures, l'après-midi prend maintenant ses aises, embrasé de promesses il chuchote à l'oreille quelque secret d'alcôve.
Sabots de plastique rose que portent nos deux filles, couronnés de licornes lumineuses quand s'éveillent leurs pas. Heureuses pour un rien sur les allées de sable.


Alors que la nuit est tombée, nous descendons la rue Vincent Delerm vers le port, et là, dans cette voie qui jamais ne voit tout à fait le jour tant elle est étroite, nous nous arrêtons chez un gargotier qui nous prépare au four une excellente pizza pepperoni, à la pâte onctueuse, au coulis de tomates épicé digne de ces fruits du Sud qui ont achevé de mûrir sur pied. Il est bientôt 21 heures, un homme entre, réclame un masque au patron : "La prochaine fois, je te le facture, mon grand !". Et dans le geste de le lui remettre, on perçoit sans le voir, enfoui dans le blanc du tissu, quelque chose d'autre, sous plastique j'imagine. En s'éclipsant, l'homme glisse "Merci bien, c'est une bonne affaire". La messe est dite.
Au moment de régler, j'opte pour les espèces, le patron préparait déjà son smartphone pour un paiement dit "sans contact", qui aurait pu me coûter un peu plus cher.
En sortant, je repense à ces ruelles interlopes que décrit majestueusement Filippo De Pisis. Un auteur que seul (ou presque) André Pieyre de Mandiargues s'est évertué à traduire en français. Belle écriture pourtant, mais j'ai toujours pensé que des raisons extra-littéraires avaient généré pour lui ce pont difficile entre les deux langues (le monde des lettres est si particulier dans ses choix ou ses excommunications). Passons.
Deux chats jumeaux dorment, le menton mollement appuyé sur les pattes de devant.


Daniel Martinez

07:40 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)