241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/08/2021

Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (III)

Les lettres qu’ils échangent sont bien curieuses : querelle d’esthétique. Mais la guerre éclate, les Prussiens occupent Croisset, Flaubert se réfugie à Rouen.
   Il enterre avant de partir le manuscrit de Saint Antoine qu’il a repris - sa "vieille marotte" comme il dit. Il ne l’achèvera qu’après son retour dans sa maison - mais ce ne sont pas les événements, la Commune, le traité de Versailles, qui lui font voir la vie sous un aspect moins sombre…
   Il désespère de l’humanité, il voit monter la marée de bêtise qui menace de tout submerger, prédit - dans une lettre étonnante à George Sand, datée du 3 août 1870 - que "les guerres de races vont recommencer, qu’on verra, avant un siècle, des millions d’hommes s’entretuer en une séance : tout l’Orient contre l’Europe, l’Ancien monde contre le Nouveau. Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être sous une autre forme des ébauches et des préparations de conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée..." Il voit venir "un monde hideux d’où les Latins seront exclus" (28 octobre) ; un monde "américanisé"…
   La vie reprend : La Tentation de Saint Antoine paraît en avril 1874 chez Charpentier. Déjà Flaubert a entrepris un autre livre qui "le vengera" - car il veut exprimer tout son dégoût : ce sera Bouvard et Pécuchet, qu’il n’achèvera pas.
   Un nouveau sujet de tristesse lui est venu : le mari de sa nièce, Ernest Commanville, importateur de bois du Nord, s’est ruiné, et pour tâcher de le sauver de la faillite, Flaubert a garanti des traites, et obtenu de quelques amis, Edmond Laporte, son voisin de campagne, Raoul Duval, d’autres encore, qu’ils se joignent à lui pour sauver Commanville. Peine perdue : Flaubert sacrifiera sa propre fortune, et sera réduit à accepter une place de bibliothécaire (dont on n’est pas sûr qu’elle n’ait été un secours que ses amis obtinrent du ministère).
   Des deuils répétés avaient encore rendu plus triste son isolement : Louis Bouilhet et Sainte-Beuve étaient morts en 1869 ; Jules Duplan et Jules de Goncourt en 1870 ; l’amitié de Tourgueniev, de Zola, de Daudet bientôt, comblait un peu le vide laissé par ces disparitions. Ernest Feydeau, puis George Sand allaient eux aussi  disparaître. Il avait promis à sa "chère Maître", comme il l’appelait, d’écrire une œuvre moins pessimiste : il tint parole aux pires instants de ses soucis, et ce fut Un cœur simple, qui vint se joindre à Saint Julien l’Hospitalier et à Hérodias pour former le recueil publié en mai 1877 sous le titre Trois Contes

   C’est le plus parfait de ses livres, celui où l’on trouve comme une somme complète et résumée de son esthétique, de son génie : le style éblouissant d’Hérodias dont l’orientalisme rappelle Salammbô ; l’image de missel exécutée d’après un vitrail de Rouen qu’est Saint Julien, et enfin ce chef-d’œuvre de sobriété raffinée qu’est l’histoire de la servante Félicité - "le cœur simple" qui donne son titre au conte ; on y retrouve Trouville et les fantômes de son enfance, mais si Mme Schlésinger est absente du récit, on la devine comme si quelque chose d’elle demeurait dans les sites que Flaubert décrit. Ne lui avait-il pas dit que pour lui le sable de la plage gardait toujours l’empreinte de ses pieds nus depuis le jour où il avait ramassé son manteau ?

invisible dans ses livres

   Il allait mourir le 8 mai 1880, "las jusqu’aux moelles", frappé soudain par une hémorragie cérébrale. Sur la table demeuraient les feuillets de Bouvard et Pécuchet, le roman inachevé, l’histoire des deux copistes qu’un héritage libère des sujétions du bureau, et qui, retirés à la campagne, tentaient d’appliquer tout ce que leurs lectures leur ont mis en tête, et échouent perpétuellement, qu’il s’agisse d’agronomie, d’arboriculture, de chimie, de physiologie, de pédagogie.
   Ce recueil s'achève au dixième chapitre, Flaubert n'avait qu'ébauché le plan du second volume qui aurait dû reprendre le fameux Dictionnaire des idées reçues, un sottisier composé d'aphorismes, mentionné pour la première fois dans une lettre postée de Damas à Louis Bouilhet, le 4 septembre 1850. Mais de quelle manière au juste ? Avec ou sans commentaires ? Nul ne le sait.
   On a dit qu’il voulait faire le procès de la science. Cela est absurde : le procès du scientisme, probablement, mais pas de la science dont il avait au contraire le respect ; le procès de ceux qui croient tout savoir parce qu’ils ont appris le rudiment ; le procès des esprits forts, creux et gonflés comme des vessies.
   Il avait fait de l’objectivité l’unique article de son credo littéraire : il se voulait invisible dans ses livres, et s’il a réussi, en effet (tout comme Mérimée, qu’il n’aimait qu’à moitié, le trouvant trop sec), à ne jamais intervenir directement. Dans ce qu’il conte, c’est sa sensibilité, c’est lui-même que nous cherchons dans son œuvre et que nous trouvons aisément, en dépit du dogme de "l’art pour l’art".
   Comme il eut raison - sans s’en douter - lorsqu’il dit : "Madame Bovary, c’est moi !" Sa correspondance l’a prouvé. On lui a reproché un style tendu, trop travaillé, au goût de ceux qui trouvent que le roman ne doit pas être "écrit". Il a dit qu’il était déraisonnable de demander des oranges aux pommiers. Il ne faut pas davantage demander à Flaubert d’être Stendhal, à Racine d’être Shakespeare. Mais il n’est pas interdit d’aimer, de goûter à la fois Voltaire et Bossuet...  

René Dumesnil

17:40 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

28/08/2021

Bleu de nuit

Tout l'ailleurs immobile et témoin
de la ruine qui travaille      activement
les murs      le garde-corps au front de la mémoire
tout ici gardé par les présences découpées
sur le papier noir de la nuit
sur le derme céleste avec ses astres
coquillages sans âge 
aspirés par l'inconnu
par la lymphe lactéeuse
      les remous lointains
      écoute et regarde
les mots ne seraient-ils mirage
au cœur du non-lieu
dans le profond silence
où se déploient les filaments
de la raisonnable irrationalité
où s'étoile le lierre tiaré de ses fruits
à même la langue 
          en chacun de ses signes
C'est l'heure où le visage de la rue
expulse doucement
le corps des pierres de la façade
comme l'air en un souffle
dérobe à l'éternité 
ce que nous sommes
pour ce que nous serons

Daniel Martinez

19:08 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

26/08/2021

"Le Corbeau" : Edgar Allan Poe (1845), adaptation de Jean Rousselot in "Diérèse" 19 (octobre 2002, 200 pages)

Le Corbeau

Une fois, par un lugubre minuit où je méditais, las et plein d’ennui,
Sur maint volume étrange d’une science perdue,
Alors que je dodelinais, presqu’endormi, il y eut soudain un léger bruit,
Comme de quelqu’un frappant discrètement, frappant à la porte de ma chambre.
"C’est quelque visiteur, murmurai-je, qui frappe à la porte de ma chambre,
                    Ce n’est que cela : rien de plus."

Ah ! je me souviens distinctement, c’était par un glacial décembre,
Et chaque tison, en mourant, sur le parquet sculptait son ombre.
Je souhaitais ardemment le matin, car j’avais demandé en vain
À mes livres un sursis à mon chagrin, mon chagrin d’avoir perdu Lénore,
La jeune fille incomparable et radieuse que les anges nomment Lénore,
                    Qu’ici-bas nul ne nomme plus.

Et la triste, soyeuse et incertaine houle de chaque draperie de pourpre
Me faisait tressaillir, m’emplissait de terreurs inconnues.
Si bien que pour calmer mon cœur battant, je me levai en répétant :
"C’est quelque visiteur à la porte de ma chambre,
                    C’est cela, et rien de plus."

Mon cœur s’affermit sur-le-champ et, n’hésitant pas plus longtemps,
"Monsieur", dis-je, "ou Madame, il faut me pardonner vraiment
Mais je sommeillais, le fait est, et vous avez si doucement frappé,
Et vous avez si faiblement frappé, frappé à la porte de ma chambre,
Que je doutais de bien entendre." Ici, j’ouvris ma porte, toute grande :
                    Les ténèbres ! et rien de plus !

 
Scrutant profondément l’obscurité, je demeurai longtemps, craintif, tout étonné.
Perplexe et plein de rêves que nul n’avait fait encore.
Mais nul signe, nul bruit ne me vint de la nuit,
Le seul mot qui fut dit fut chuchoté : Lénore…
C’est moi qui le chuchotai, et un écho le répéta : Lénore…
                    Simplement cela : rien de plus.

 

Retournant dans ma chambre, toute mon âme brûlante,
De nouveau j’entendis un frappement, un peu plus fort qu’auparavant.
"Sûrement dis-je sûrement, c’est quelque chose à mes auvents.
Allons voir qui est là. Explorons ce mystère !
Puisse un moment mon cœur se taire et qu’il explore ce mystère !
                    C’est le vent, et rien de plus."

 

Et je poussai au large les auvents. Alors, d’un vol effronté, bruissant,
Entra un majestueux corbeau digne des saints jours d’antan.
Il ne fit pas le moindre salut ; il ne s’arrêta, ni n’hésita non plus
Mais, le port altier, se percha au-dessus de la porte de ma chambre,
                    Se percha, se campa, rien de plus.

 

Alors, ma songerie en peine distraite par l’oiseau d’ébène
Et le maintien sévère auquel il s’appliquait :
"Bien que ta crête soit sans panache, lui dis-je, tu n’es pas un lâche,
Fantômal corbeau, sombre et vieux, errant loin des rivages nocturnes !
Dis-moi quel est ton nom seigneurial sur les plutoniens rivages nocturnes !"
                    Le corbeau dit : "Jamais plus".

 

Je m’émerveillais fort que ce laid volatile à m’entendre fût si habile
Bien qu’il n’y eût que peu de sens et d’à-propos dans sa réponse
Car il faut convenir vraiment que jamais être humain vivant
Ne put voir un oiseau campant au-dessus de la porte de sa chambre,
Un oiseau ou une bête sur un buste au-dessus de la porte de sa chambre, juste,
                    Avec un nom tel que "Jamais plus" !

 

Mais le corbeau gardant sa pose sur le buste, ne dit pas autre chose
Que ce seul mot, comme s’il y eût mis toute son âme.
Il ne dit rien de plus ; il ne remua pas une plume,
Jusqu’à ce que je dise, tout bas : "D‘autres amis se sont envolés déjà
Et, demain, il me laissera, comme tous mes espoirs s‘envolèrent déjà."
                    Alors l’oiseau dit : "Jamais plus".

 

Effrayé que le silence eût été rompu par une réponse si bien venue,
"Sans doute dis-je ce qu’il répète est tout son langage, son seul bien,
Qu’il tient de quelque maître infortuné que l’impitoyable destinée
Poursuivit et traqua jusqu’à ce que ses chants n’eussent qu’un seul refrain,
Jusqu’à ce que les chants funèbres de son espoir n’eussent plus que ce triste refrain
                    De : «Jamais, jamais plus !»"

 

Mais le corbeau, encore une fois, distrayant mon âme sans joie,
Je poussai vite un fauteuil en face de lui, de la porte et de Pallas
Et, m’y laissant tomber, me mis à enchaîner
Songe à songe, tout en pensant à ce que cet augural oiseau d’antan,
À ce que ce fantômal, maigre, sévère, augural oiseau d’antan
                    Voulait dire en croassant : "Jamais plus !"

 

C’est cela que je tentais d’approfondir, tout en regardant sans mot dire
L’oiseau dont les yeux de flamme me brûlaient jusqu’au fond de l’âme.
C’est cela que je cherchais à deviner et plus encore ! ma tête abandonnée
Sur les coussins de velours violet où la lumière de la lampe ruisselait,
Sur ces coussins de velours où la lumière de la lampe ruisselait
                    Et que sa tête ne creusera ah ! jamais plus !

 

Alors, l’air me sembla s’épaissir du parfum d’un encensoir invisible,
Balancé par des séraphins qui eussent à peine frôlé le tapis.
"Malheureux, m’écriais-je, réjouis-toi ! Ton Dieu, par ses anges, t’envoie
Le répit le répit comme un népenthès sur le souvenir de Lénore !
Bois, oh ! bois ce bon népenthès et oublie ta Lénore perdue !"
                    Le corbeau dit : "Jamais plus !"

 

"Prophète !" dis-je, être de malheur ! Oiseau ou diable, mais prophète !
Soit que t’envoie le tentateur, soit que t’ait vomi la tempête,
Désolé, mais indompté, sur ce désert ensorcelé,
Vers ce logis d’horreur hanté, dis-moi, vraiment, je t’implore :
Est-il, est-il un baume en Judée ? Dis-le moi, dis-le moi, je t’implore !"
                    Le corbeau dit : "Jamais plus !"

 

"Prophète !" dis-je, être de malheur ! Prophète, pourtant, oiseau ou démon !
Par ce ciel incurvé sur nos fronts ! Par ce Dieu que tous deux nous adorons,
Dis à cette âme écrasée de chagrin si, dans le Paradis lointain,
Elle pourra étreindre la jeune fille sainte que les anges nomment Lénore,
Étreindre la pure et radieuse jeune fille que les anges nomment Lénore !"
                    Le corbeau dit : "Jamais plus !"

 

"Qu’entre nous ce mot soit le dernier, oiseau ou démon ! hurlai-je, dressé.
Rentre dans la tempête et retourne aux plutoniens rivages nocturnes
Sans oublier ici une de tes noires plumes en souvenir de ton mensonge !
Laisse-moi à ma vierge solitude ! Au-dessus de ma porte, abandonne ce buste !
De mon cœur arrache ton bec ! Loin de ma porte, va-t’en, spectre !"
                    Le corbeau dit : "Jamais plus !"

 

Et le corbeau, comme figé, est depuis lors toujours campé, toujours campé
Sur le buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre,
Et ses yeux sont les yeux du démon quand il songe,
Et la lumière de la lampe sur le parquet trace son ombre,
Et mon âme, hors du cercle flottant de cette ombre,
                    Ne s’élèvera jamais plus.

 

Edgar Allan Poe

Adaptation de Jean Rousselot