30/01/2019
Quelques pages du Journal de Sylvie Huguet
25 janvier
Monique me harcèle pour que j’accepte de donner les leçons particulières qu’elle m’a trouvées. « Tu gagnes peu, me répète-t-elle. N’oublie pas que nous aurons des frais supplémentaires quand le bébé sera là. » Comme si je n’étais pas déjà dévoré de tâches mercantiles ! Sur mon bureau, les copies de l’examen blanc me narguent. J’ai pris un retard de huit jours sur la date prévue pour les rendre, si bien que mes collègues me harcèlent aussi. Tous voudraient m’accaparer sans partage, m’interdire les espaces de contemplation où je m’absorbe et qui me permettent de respirer, comme un plongeur rejoint l’azur ébloui de la surface pour y gonfler ses poumons d’air pur. Si je m’imprègne suffisamment du bleu profond de leur poitrail, si j’épouse d’assez près la courbe de leur encolure et la direction de leur regard, peut-être pourrai-je à nouveau partager le songe enchanté qui les maintient dans leur extase immobile, et tout ce qui m’entrave se déliera enfin. Ma vie, ma femme, mon fils, l’appartement dont il faut payer les traites, le pullulement des insectes humains dans la ville couleur de suie, tout me harasse, tout est en trop, je voudrais tout effacer d’un coup de gomme, tout recouvrir d’une coulée de peinture bleue comme une nappe de jacinthes recouvre les sous-bois.
Sylvie Huguet
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29/01/2019
Quelques pages du Journal de Sylvie Huguet
22 janvier
La scène qui vient de m’opposer à Monique était d’une violence inédite entre nous. J’en éprouve du remords, car j’ai prononcé des paroles très dures qui l’ont visiblement bouleversée, alors que son état exige des ménagements. Mais elle est vraiment trop terre-à-terre, fermée à toute esthétique, et c’est un point de friction inévitable, auquel nous devons nous résigner.
J’ai acheté Chevaux fabuleux cet après-midi. Je suis rentré le tableau sous le bras, pressé d’en partager la beauté avec ma femme. Je m’étais persuadé que sa vue suffirait à la séduire, et qu’elle comprendrait alors mon émerveillement. J’ai déballé soigneusement le paquet, et j’ai attendu sa réaction.
« Combien l’as-tu payé ? » a-t-elle dit simplement.
J’ai avoué les deux tiers de la somme. C’était encore beaucoup trop.
« Où as-tu la tête ? s’est-elle indignée. Nous aurions pu rénover la chambre du bébé avec cet argent ! »
La chambre du bébé est en excellent état, mais Monique veut un décor neuf pour sa maternité neuve. Elle a aussi parlé de l’emprunt, de nos ressources modestes, de ma légèreté irresponsable. Je lui ai reproché son matérialisme, qui coupe toujours court à mes élans. Je lui ai rappelé qu’autrefois je voulais écrire, que c’est elle qui m’en a détourné.
« Tu regrettes ta carrière d’écrivain maudit ? » a-t-elle grincé en ricanant.
C’est là, je crois, que je me suis montré très dur. Je lui ai reproché sa grossesse. J’ai dit qu’elle m’avait piégé dans le mariage en refusant d’avorter.
Je ne le pensais pas, naturellement. Non, je ne le pensais pas. Je crois. Je ne sais plus ce que je pense. Monique a dit qu’elle ne voulait plus voir la peinture. Tant mieux. Je l’ai accrochée dans mon bureau où je l’aurai pour moi seul.
Sylvie Huguet
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28/01/2019
Quelques pages du journal de Sylvie Huguet
20 janvier
J’ai tenu toute une semaine, mais ce matin j’ai senti au réveil un besoin si poignant de revoir Chevaux fabuleux que je n’ai pas résisté. Je crois que j’avais encore rêvé, sans souvenir de mon rêve. Seule me hantait la crainte que le tableau fût vendu. Je suis donc retourné à l’exposition, où heureusement il se trouve encore, mais pour peu de temps puisqu’elle s’achève dans deux jours. J’en ai éprouvé le choc d’une perte prochaine, qui m’a poussé à une contemplation d’autant plus ardente. Encore une fois, j’ai donc posé mon regard qu’aiguisait une nostalgie anticipée sur ces chevaux couleur de jacinthe, sur leur profil apaisé que souligne un cerne noir, j’ai tenté de percer le secret de leur immobilité bleue. Mais la presse des visiteurs, plus nombreux que d’habitude, gênait ma concentration. La foule m’indispose vraiment de plus en plus, et ce n’est pas sans angoisse que je songe au pullulement des mégapoles que les décennies prochaines vont croître sans mesure. Cauchemar des terres où foisonne un grouillement humain multiplié qui les épuise toujours plus, et qui multiplie aussi le visage de la bêtise au regard trouble, avide de pop-corn et de jeux télévisés.
Je me suis arraché au tableau comme on tranche dans la chair vive, et j’ai quitté la salle sans me retourner, concentré sur l’impression de perte qui se creusait en moi. Je me sentais dépouillé d’un bien à peine entrevu, et pourtant plus précieux que tout, dont je ne ferais jamais le deuil. Mais à qui en parler, à qui confier la détresse où me plongeait la fin de l’exposition ? Qui serait capable de comprendre ? Monique était la dernière à qui je pouvais songer. J’étais si troublé que je remettais en cause mes choix essentiels. Je me suis surpris à me demander si je souhaitais vraiment être père, si je n’avais pas seulement modelé mon désir sur celui de ma femme. A quoi bon faire naître un enfant de plus, qui ajouterait à l’encombrement du monde ? Ma pensée s’égarait sur des chemins dangereux.
De retour chez moi, je suis revenu à des sentiments plus normaux, mais le vide de la perte est toujours incrusté dans mon cœur.
Sylvie Huguet
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