27/01/2019
Quelques pages du journal de Sylvie Huguet
15 janvier
J’ai rêvé cette nuit des chevaux bleus, un rêve immobile, sans événements, une pure vision paradisiaque. J’étais à la fois dans le tableau et hors de lui, contemplateur et contemplé, dilué dans la substance même de la peinture qui colore ces bêtes d’azur nocturne au poitrail semé d’étoiles. Et je voyais par leurs yeux, je partageais le songe de quiétude cosmique qui pacifie leur regard, dont je comprenais enfin l’énigme. Au réveil, elle m’était redevenue impénétrable, et je me suis retrouvé dans l’humeur d’Adam après la Chute. Je n’ai repris mon assiette que tardivement. Ces chimères ne me valent rien. Je ne céderai plus à l’attraction qu’elles exercent, et je ferai désormais un détour sur le chemin du lycée pour éviter l’exposition.
Cet après-midi, j’ai accompagné Monique chez le radiologue et assisté à l’échographie. J’ai pu voir à quoi ressemblait mon fils. Mon fils. Est-il possible que je sois père ? Je devrais en être très heureux. Je suis heureux, bien sûr, mais encore tout étourdi de cette paternité future. Plus encore que le mariage, elle me leste, elle m’alourdit, elle me rattache à la substance solide de la vie réelle. Elle m’empêche de me dissoudre dans les mirages où je me perdais souvent jadis.
Sylvie Huguet
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26/01/2019
Quelques pages du journal de Sylvie Huguet
13 janvier
J’ai profité de mon jour de liberté pour retourner voir l’exposition, et cette fois encore je suis resté sous le charme. J’aime l’irréalisme des couleurs, le rouge vif des antilopes et l’outremer des taureaux. J’ai trouvé la peinture qui me parle tant. C’est une détrempe de taille moyenne, environ trente centimètres sur quarante, un groupe de chevaux d’un bleu de jacinthe sauvage, sur un fond jaune pâle où s’incurve un arc-en-ciel. Ils sont au nombre de quatre, et les uns derrière les autres sur toute la hauteur du tableau. Croupes rondes, encolures flexibles, les formes courbes dominent. La tête tournée vers la gauche, ils observent quelque chose qui reste invisible au spectateur. Quel mystère dans ces regards, dans ces profils attentifs que souligne un trait de peinture noire ! Des étoiles, des croissants de lune parsèment leurs corps harmonieux, les inscrivent dans un cosmos paisible et sans fêlure. L’arc-en-ciel relie la terre au séjour des dieux.
Je suis resté longtemps devant ce tableau, devant l’énigme de ces regards fixés sur un au-delà du cadre que j’aurais voulu contempler aussi. J’ai demandé le prix de ces Chevaux fabuleux. Au-dessus de mes moyens, bien entendu. Je suis rentré chez moi pensif, encore immergé dans ma vision. J’aurais voulu la partager avec Monique, mais elle n’y a vu qu’un témoignage de mon immaturité lunaire, dont elle s’efforce de me guérir depuis que nous sommes mariés. De nous deux, c’est elle la plus réaliste, la plus rationnelle. Sans elle, je me serais dissous dans un amateurisme bohème, je n’aurais peut-être même pas passé de concours. Grâce à elle, j’ai aujourd’hui un couple solide, un appartement spacieux, un métier stable où je peux employer mes talents, un enfant bientôt, et des projets d’avenir. Bien sûr, j’aimerais parfois partager plus encore avec elle, mais je me heurte à un paradoxal rideau d’indifférence, alors qu’elle a tout fait pour me conquérir. Pourtant mon sort est enviable. Oui. Et s’il m’a fallu ce soir veiller jusqu’à minuit pour corriger des devoirs, je ne dois m’en prendre qu’à moi-même : j’ai perdu trop de temps cet après-midi.
Sylvie Huguet
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25/01/2019
Quelques pages du journal de Sylvie Huguet
Bonjour à toutes et à tous, vous savez à présent que le prix du carburant ne m'intéresse que de loin. Mais bien plutôt ceux qui n'ont du réel qu'une approche mesurée, distanciée. Pour aller vite, je n'embraye pas sur la déculturation très actuelle où l'usage de la force (de tous côtés qu'elle émane) prendrait le pas sur l'intelligence. Les sens uniques en ville ont de longue date suscité mon mécontentement, mais cependant pas mon ire.
Pour accompagner cette journée, le journal d'une auteure, Sylvie Huguet, paru à l'hiver 2009, sept jours du premier mois de cette année-là, in Diérèse. Amitiés partagées, Daniel Martinez
LE BLEU DES CHEVAUX
11 janvier
Ce n’est pas tout à fait par hasard si je suis entré dans cette galerie. Je passe devant presque tous les jours, et je n’en avais jamais poussé la porte, mais cette fois l’affiche m’a attiré, qui montrait deux chevaux endormis sous une tombée de rayons multicolores. Je ne connaissais même pas le nom du peintre, mais la paix qui émanait de cette image m’a parue idéale pour me nettoyer l’esprit et me détendre les nerfs. J’en avais besoin, comme tous les vendredis soirs, à l’issue de ces deux heures de cours qui, situées de trois à cinq, épuisent mon énergie sans profit pour personne, et surtout pas pour des élèves englués dans l’attente de leur futur week-end. A cette heure, et quoi que je leur propose, ils ne m’offrent aucune prise, et toutes mes sollicitations s’enlisent dans leur apathie bruyante et narquoise. Aujourd’hui, saisi par le vertige de l’absurde, j’ai parfois cru vaciller au bord de l’estrade. Alors oui, j’avais vraiment besoin de cette exposition.
J’y suis resté plus longtemps que je n’aurais dû. On y trouve des aquarelles aux couleurs franches, du bleu, du vert, du jaune, du rouge, qui leur confèrent l’éclat d’un monde neuf, lavé par une averse récente. Les sujets, répétitifs, sont surtout animaliers ; tout un peuple de chevreuils, de gazelles, et plus encore de chevaux, habite ces tableaux dont le rapprochement exhale une fraîcheur de paradis perdu, antérieur à la présence humaine. Sans doute est-ce cela qui m’a séduit. J’y ai retrouvé mes fantasmes de terres intactes, lavées de ce fourmillement urbain qui m’oppresse tant. J’aurais voulu m’attarder sur chaque peinture, sur ces paysages géométriques qui servent d’écrins aux bêtes tranquilles, perdues dans la contemplation de leur rêve intérieur. Il me semblait que l’une d’elles éveillait en moi des résonances singulières, mais j’étais incapable de l’identifier.
Mon portable a sonné, Monique s’inquiétait de mon retard. Depuis qu’elle est en congé, elle est devenue plus anxieuse, et sans doute aussi plus possessive. Rien là que de normal. La grossesse réveille en elle l’instinct du nid, un besoin d’intimité tiède qui rend ma présence nécessaire. J’ai regretté de l’avoir inquiétée pour rien et suis rentré aussitôt.
Sylvie Huguet
(à suivre)
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