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30/04/2017

"La plus belle route du monde", Bernard Faucon & Antonin Potoski, P.O.L, 2000

Apologie du rêve *

A l'âge de neuf ans, chez mes grands-parents, j'ai fait un rêve, à Noël, dans leur maison à la lisière de la forêt. C'était une longue plaine avec des herbes, vue d'un petit pont, comme une plaine en hiver blanchie par le givre, mais la température avait une douceur qui annulait l'idée même de température, et ce qui ressemblait à du givre était de la lumière : c'était une plaine éblouissante, qui irradiait des couleurs douces, beige, jaune et rose. Le personnage du rêve était une fille de mon âge qui du petit pont s'est fondue à la plaine, s'est transformée en lumière.

Le lendemain, j'ai expliqué à mes cousins que j'avais rencontré une fille magique, qu'elle s'était transformée en or, mais qu'elle demeurait parmi nous. Je suis allé dans l'atelier de mon grand-père, j'ai peint en or une grande feuille d'arbre sèche avec une bombe et je l'ai posée au fond du jardin. Les cousins, quand ils l'ont trouvée, étaient émerveillés de voir une chose vraie qui correspondait à mon histoire. Cette feuille dorée, c'était la fille de mon rêve, j'avais introduit sa magie dans nos jeux pour continuer à le vivre.

                                                                                                 Antonin Potoski

* le titre est de mon fait

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"Pouvoir de l'ombre", de Jean Pérol, éditions de La Différence, 1989

Jean Pérol n'aime pas la poésie qui ne rime à rien. Il dit : "Le vrai poète, c'est celui qui à la fois traduit la sensibilité de son époque et possède vingt ou trente ans d'avance sur elle. C'est toujours les générations d'après qui l'adoptent, jamais la sienne." Orphelin dans son siècle, pour lui, la poésie ne doit pas se contenter de sonner, elle doit dire quelque chose.

Son livre Pouvoir de l'ombre est, souvent, un cri de colère. Derrière les mots, les images, on le sent accablé que dans ce bas monde la poésie soit si malmenée, incomprise, délaissée. Résultat : Pérol - euphémisme ! - n'aime pas notre époque :

      "Parler la vengeance d'on ne sait quoi
       d'on ne sait que trop parler parler
       s'accrocher au stylo comme à un tronc dans le fleuve
       à la phrase comme aux masques des carlingues qui tombent
       vous qui salissez le monde je vous annule je le nettoie".

Et même s'il confie durement que "l'écriture est démangeaison de l'incernable", il se prend au jeu de cerner avec douceur les émotions de son cœur, sensible à "l'odeur et le frais des matins", "la courbe des pruniers", "l'or léger des vergers" ou encore aux "draps lumineux à goût de vent et de savon". Sa colère - jamais aigre - ne le dispense pas non plus de savoir rendre hommage.

C'est le cas de "Des forces qui emportent", poème serré et remarquable où il conte Blaise Cendrars avec qui, au fond, il a tant de points communs : cette soif de l'ailleurs (né en 1932 à Vienne, il a vécu successivement 22 ans au Japon, 3 ans en Amérique et 2 ans en Afghanistan) et surtout ce flot de poésie de sang qui ne supporte pas la ponctuation, ce caillot.

Dans l'ombre, le pouvoir ; celui de la poésie, tandis que bientôt sous les stroboscopes du succès, se faneront "les splendeurs fausses", "l'écriture talonnette" et "les mensonges métalliques". Pérol a raison mais il se sent bien seul.

                                                                                             Philippe Lacoche

* *

Blaise Cendrars (1887-1961)

Vancouver

Dix heures du soir viennent de sonner à peine distinctes
  dans l'épais brouillard qui ouate les docks et les navires du port
Les quais sont déserts et la ville livrée au sommeil
On longe une côte basse et sablonneuse où souffle un vent
        glacial et où viennent déferler les longues lames du Pacifique
Cette tache blafarde dans les ténèbres humides c'est
        la gare du Canadian du Grand Tronc
Et ces halos bleuâtres dans le vent sont les paquebots
        en partance pour le Klondyke le Japon et les grandes Indes
Il fait si noir que je puis à peine déchiffrer les inscriptions
  des rues où je cherche avec une lourde valise un hôtel bon marché

Tout le monde est embarqué
Les rameurs se courbent sur leurs avirons et la lourde embarcation
        chargée jusqu'au bordage pousse entre les hautes vagues
Un petit bossu corrige de temps en temps la direction
        d'un coup de barre
Se guidant dans le brouillard sur les appels d'une sirène
On se cogne contre la masse sombre du navire et par
        la hanche tribord grimpent des chiens samoyèdes
Filasses dans le gris-blanc-jaune
Comme si l'on chargeait du brouillard

                                                    Blaise Cendrars
                           
in Documentaires, 1924, éd. Denoël

02:23 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

27/04/2017

Un poème de jeunesse de Paul Frédéric Bowles (1910-1999) paru dans "Le Dernier carré"

Le Dernier Carré a été dirigé par Jean Rousselot (qui venait de publier Emploi du temps) et Fernand Marc. Ce qui concernait la rédaction était adressé à Jean R., 52 rue Cornet, à Poitiers ; ce qui regardait l'administration, à Fernand Marc, BP 51, bureau 14, à Paris. A raison de 10 numéros par an, on trouvait la revue en dépôt à la Galerie "Gravitations", 3 rue Casimir Périer à Paris.
Le n° 7 dont est extrait le poème qui suit de Bowles est paru en octobre 1935. Pour un tirage de 100 exemplaires, à savoir : 10 ex. sur Hollande Muller numérotés de 1 à 10 réservés aux collaborateurs et 90 ex. sur Surglacé teinté. D'inspiration surréaliste, c'est l'un des rares poèmes du romancier que l'on sait à avoir été écrit directement en français.

LES PAROLES APRÈS LA FIN

J'ai des choses à te raconter
Le jour des pierres j'ai cherché la vérité dans le feuillage
Dans la brousse des enfants aux lèvres de granit
J'ai cherché le ciel sous les palmiers
J'ai regardé sa figure sous la lampe électrique ; il dormait
Autour hurlaient les vagues nocturnes - à quinze milles de la côte
A dix siècles de la mémoire
A minuit, à l'aube, la fumée du volcan
Nous couvrait comme une plume d'autruche
Le jour des repas, j'ai mis sa main sous le pavé
Ne me dis pas que tu ne me reconnais plus
C'est à cause de toi, c'est à cause de moi
Moi comme une cendre
Ecrase-moi une fois de plus
Janvier est passé, les hirondelles ne volent plus
Sa bouche est fermée, les mouches
Ne sont plus attirées
Grâce à la rivière, on rêve aux choses noires

J'ai des choses à te raconter
Le jour de pierre j'ai quitté le lac froid
Le jour de chair. Nous buvons tous le sang
Mais où en trouver ? Où en trouver maintenant ?
Nous mangeons tous les yeux, mais sont-ils frais ces jours-ci ?
A midi c'est un tigre qui vient
Par les savanes, avec ses dents jaunes
Un jour viendra le soleil éternel, sans taches
Sous les pins les sauterelles, les cailloux
Sous mes bras de verre, la vallée de loin
Brillait lentement en clinquant
Sonnait de ses cloches la chaleur lointaine, soudaine
Serrait mon cœur avec une chanson noire
Par la fenêtre au-dessus des bruits
Sa chanson est montée droit
Et aux oreilles de métal sans roues
Sept voies annonçaient la distance entre chaque minute
Trouvons la voix, mangeons-la. Cassons la porte de bois :
Dedans, les cœurs vides.


J'ai des petites choses à te raconter
Par le chemin du mur l'homme noir
Dans la place la musique des feuilles
Il était tard quand il est rentré
La lune venait sur le balcon. Silence
Mais au jardin sur les bancs
Les os claquaient de froid et les fontaines gelaient
Et dans tout le village personne
Sauf celui à la bouche glacée
D'où ne coulait plus le sang
Et dans ses bras de sanglots
(Et sous les pins marchait le vent)
D'ici à l'horizon d'hiver
Du ravin au désert
(J'ai caché sa main précoce
Loin dans la terre).

                                      Paul Frédéric Bowles 

18:41 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)