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03/04/2017

"Jardins du Japon", de Teiji Itoh

Aux éditions Herscher a paru, en 1984, un bel ouvrage dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture, pour la qualité de son propos d'abord, et celle des photographies qui l'accompagnent : "Jardins du Japon" dont l'auteur n'est autre que Teiji Itoh. Sans plus tarder, je laisse la parole à Nadia Tasi :

D'accidents subtils, en points remarquables et en qualités de silence, le jardin décidément se complique à mesure que l'on prend connaissance de son agencement et de ses intentions. Il ne suffit pas de savoir que la configuration fondamentale des pierres renvoie à la triade Ciel-Terre-Homme, ni que les graviers en vaguelettes ou en écailles de poisson imitent la mer, pour comprendre le fameux Ryoan-Ji : ce pur Koan n'est là que pour déployer dans son archipel et ses volutes son pouvoir d'énigme et d'enchantement. Autant dire que s'il est délivré de sa solitude et de son indifférence, le minéral préserve son secret. C'est même parce qu'il reste impénétrable qu'il est recherché, recensé, nommé selon ses provenances, sa matière ou son histoire... sur ce registre on ne se lassera pas de méditer, de commenter ou de bâtir des légendes, dans le souvenir du pays mythique des ermites, des arbres de longévité et des grues messagères des Dieux, au-delà des océans.

Certaines pierres sont sacrées ou visitées comme des monuments, d'autres ont donné lieu à des cortèges nocturnes, et des superstitions, des appropriations jalouses. On connaît en Occident les "paysages desséchés" (Kare Sansui), elles participent en réalité de tous les styles, du jardin-paradis, du jardin-promenade et des créations contemporaines. Et elles sont apparues dès l'origine, dans le vide sacral du sanctuaire Shinto, et au Palais Imprérial de Kyoto, dans la pompe plantant les hallebardes et les oriflammes des nobles sur le gravier blanc.

Ce sont les moines "placeurs de pierres" qui ont au XIIe siècle dessiné les jardins-paradis autour de Bouddha Amida auquel chaque mortel s’identifiait dans ce lieu. Ce sont ensuite des hors-castes (Karawa-Mono) hissés au rang de serviteurs de l'Empereur par la volonté des moines Zen et des classes guerrières, qui ont porté la pierre à sa plus forte expression. Le Temple aux Mousses, œuvre d'un moine Zen (Muso Soseki), comporte une partie haute et essentiellement pierreuse qui exprime toutes les souillures de ce monde ; et les chroniqueurs au fil des temps n'ont cessé de s'étonner devant ses cascades et ses cahots de pierre, ou l'étrangeté de ses arbres précocement vieillis. Mais Muso, en concevant cette merveille, ne pouvait soupçonner que ces règles et symboles sévères seraient détournés de leur sens : des empereurs vinrent y entendre des concerts, les littérateurs en louèrent chaque recoin. Et de même que la mousse est une heureuse profanation (car pendant six siècles les moines avaient lutté contre son emprise), le divertissement et l'art ont pris le pas sur l'ascèse. Je n'ai mentionné que la pierre, restent les autres éléments, le végétal, l'eau et l'architecture.

Tout cela, un livre splendide le montre et l'explique dans le menu détail. Des photographies surréelles présentent des vagues et des damiers de buis, des Palais Détachés, des étangs en forme de caractère chinois. Le texte, assorti de croquis et de plans, retrace toute la généalogie de l'art des jardins qu'il croise avec des informations pratiques et des récits : un peu dans l'esprit des paysages étudiés où l'esthétique, aussi sophistiquée soit-elle, n'exclut pas l'utilité.

                                                                             Nadia Tasi

16:42 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

02/04/2017

"Verlaine, histoire d'un corps", d'Alain Buisine, éd. Tallandier, 1995

Le dur destin de Verlaine

Une biographie de Verlaine à travers celle de son corps volontairement abîmé ? Mais oui, Alain Buisine a raison : plus le Spectacle s'étendra, et plus il faudra s'habituer à parler des écrivains en fonction de leur singularité physique (ce qui n'a rien à voir avec leur image). Un poète, un romancier, à la différence de l'intellectuel, incarne une façon spéciale d'entendre, de voir, de rêver, de sentir, de jouir, de dormir. Pas de généralités : un ton, un rythme, une musique. Une façon d'aller droit au cœur du public inconnu, présent ou futur, sans passer par l'assentiment du clergé du temps. Ce dernier, qu'il soit métaphysique, moral, politique ou seulement formaliste, essaie, en général, de noyer le poisson.

 Toute société est, par définition, un inlassable effort, plus ou moins répressif, de normalisation. L'intellectuel aime les rassemblements, il signe l'ensemble. L'écrivain s'écarte, parle à chacun comme s'il était seul. On peut, bien entendu, selon les exigences du marché ou de l'asservissement des consciences, fabriquer de faux romanciers ou des poètes sans conséquences. En effet, rien n'est plus rare, et gratuit, qu'un corps réellement poétique. Mais rien non plus n'est plus vrai pour donner à l'Histoire son relief critique insoupçonné. Le XIXe siècle nous étonnera toujours. Ses mères, surtout.

Madame Verlaine, par exemple, gardait précieusement dans une armoire, en suspension dans des bocaux remplis d'esprit de vin, les quatre fœtus de ses grossesses avortées avant l'arrivée de son fils Paul. Celui-ci finira par renverser les bocaux sacrés, tentera plusieurs fois d'étrangler sa génitrice tout en vivant le plus souvent avec elle et à ses crochets, sera un alcoolique obstiné et défiera sans cesse l'ordre établi en voulant, périodiquement, le rejoindre par Dieu interposé. Poésie, bisexualité, mysticisme, érotisme, progressive déchéance physiologique exhibée avec fierté : tel sera le programme pendant cinquante-deux ans. Madame Rimbaud, on le sait, avec sa rigidité nécrophile, n'était pas mal non plus dans son genre.

Verlaine sera donc un fils dénaturé, un mari odieux, un père indigne, un ami plus que trouble, un comédien, un martyr, et l'un des grands poètes français. Naturellement, il porte les stigmates de la plus grosse tempête qu'ait connue son époque : la Commune, Rimbaud. Verlaine communard ? Comme ça, sans plus. On peut discuter cette proposition de Buisine : "L'irrécupérable anarchisme des conduites privées dérangera toujours plus que les engagements politiques." Fénéon écrira plus tard : "Verlaine fut maratiste, athée, communard. La vie contemplative l'a transformé : du dernier bien avec les saints les plus en cour, il confit dans le papisme." Irresponsabilité ? Sans doute, mais c'est vite dit. Verlaine a en réalité une tâche très lourde à accomplir, d'une importance encore aujourd'hui difficilement calculable. Elle consiste à témoigner du "météore" Rimbaud, "l'ange en exil", "l'enfant sublime", "la beauté du diable", "l'archange damné".

Pauvre Verlaine : Rimbaud est très beau, on le trouvera donc, lui, très laid. C'est un faune, un satyre, une tête de mort, un mongoloïde, un dégénéré, un Socrate éthylique, un singe, un orang-outan. Il fascine, il fait peur. Valéry dira qu'il lui inspirait "une horreur sacrée". Gide, au contraire, et pour cause, aura ce mot : "Verlaine ivre était formidable." Fénéon, encore, le compare à un "Tongouse goguenard" qui "a humé l'air de nombreuses patries, geôles, églises, tavernes et paquebots." La fin du XIXe siècle n'encourage guère l'esprit d'aventure : les poètes officiels sont Leconte de Lisle et François Coppée. Tout le monde est plus ou moins bien-pensant. L'effet Rimbaud, radical, ne se fait pas encore sentir, sauf à travers ce vieux marginal bourré d'absinthe dont la jeune génération sait déjà les poèmes par cœur.

L'"affaire" (Londres, le coup de révolver de Bruxelles) a été en réalité, pour le très médiocre et provincial milieu littéraire français, un scandale inouï. Verlaine le sait. Ses passions masculines seront toujours une recherche de Rimbaud, et de la lumière où, "filant légers dans l'air subtil", ils étaient deux "spectres joyeux". Hélas, les spectres désormais sont tristes, l'Histoire est fermée. Elle se rouvrira bientôt en fanfare avec une guerre, et il suffit de citer les noms de Claudel, de Breton, et d'Aragon, pour comprendre que les illuminations d'un jeune homme aux "yeux d'un bleu pâle inquiétant" vont faire des ravages dans tous les sens.

Cependant, Verlaine a une sorte de copyright sur le phénomène. Qu'il se trompe en instaurant la légende des "poètes maudits" est une autre question. Il a vu, il a cru, il a suivi comme il a pu, il a décroché, il ne peut pas oublier, et d'ailleurs comment le pourrait-il ? Les plus beaux poèmes de Parallèlement ont toujours Rimbaud pour horizon. Où est-il ? Que devient-il ? On le dit mort : c'est impossible. Pour l'instant, c'est lui, Verlaine, qui tombe peu à peu en enfer. Hôtels minables, prostituées, ivresse, hôpitaux. L'hôpital ? "Au moins c'est la paix loin des gens et la souffrance laissée tranquille. Les idées de mort, mort aux gens, mort à soi-même, s'évaporent dans les odeurs d'éther et de formol. Le sang bat plus calme, la tête raisonne de nouveau, mes mains se font ce qu'elles furent toujours, bonnes et paisibles."

Avec ténacité, avec gaieté, Verlaine a décidé de faire honte à son temps. Au fond, il est chargé du testament de Baudelaire. En plus de la prophétie de Rimbaud, cela fait beaucoup. "Parfois, dit-il, en présence de tant d'offenses et de méchancetés, des idées rouges me prennent." Il rappelle, sans illusions, qu'il est "au fond un homme très digne, réduit à la misère par un excès de délicatesse". On vient le voir dans son lit comme une bête curieuse. On le retape, on l'emmène faire des conférences en Belgique, en Angleterre, en Hollande. Partout, ou presque, il boit trop. On l'escamote, mais, enfin, il fait impression. Son état s'aggrave : ulcère à la jambe, suite de syphilis, diabète, cirrhose. Il tient le coup. Il écrit sa musique, tantôt désinvolte, tantôt pornographique.

Jules Renard raconte que Marcel Schwob l'a trouvé tout habillé dans son lit, "ses souliers sales sortaient des draps". Il n'arrive à lui tirer que des "hou ! hou !". Verlaine ne répond plus, ou à peine. Il peint ses meubles de misère avec de la poudre d'or. Schwob, après les "hou ! hou !", s'en va, mais remarque un livre sur la table de nuit : "C'était un Racine." Pour pousser le paradoxe jusqu'au bout, le poète Paul Verlaine pose même sa candidature à l'Académie en visant le fauteuil de Taine. Bien entendu, il n'obtient pas une voix. Même son vieux camarade à succès, François Coppée, n'a pas voté pour lui. Déjà, Anatole France, en l'écartant d'une anthologie, avait dit de lui qu'il était "indigne". La France bourgeoise, décidément, s'est ressaisie : on ne passe pas.

Il finit par mourir, rue Descartes. Son enterrement est une sorte d'événement, surtout si on le compare à celui, sinistre, de Baudelaire. Le discours le plus tarabiscoté est de Robert de Montesquiou. Le plus niaisement politique, celui de Barrès. Il y en a d'autres, purs bla-bla. Voici enfin Mallarmé, le seul à comprendre qu'il doit assumer la transmission dans un océan d'ignorance. De Verlaine, il dit sobrement : "Il ne se cacha pas du destin." Pas un mot sur Rimbaud, mort cinq ans auparavant. Au fond, certains absents peuvent décrocher l'avenir sans que les vivants le voient.

                                                                                      Philippe Sollers