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11/04/2020

"Fondations", de Michel Camus, éd. Lettres Vives, mars 1987, 64 pages, 59 F.

L'instant est l'ange du silence. L'ange du regard nous a ouvert les yeux. Écoute sans oreille et regarde sans yeux. Le regard du regard nous fermera les yeux.



Entre le silence des dieux et la chair, entre l'écriture et l'amour, entre l'art et la sagesse, entre le ciel et la terre, il y a crucifixion de soi, crucifixion du Vide :

on s'en approche en s'éloignant de soi.



La langue, les autres, la vie, le monde que l'on ramène à soi : douleur insoluble !

(Celui qui cherche la mort, disait-il, est prisonnier de soi)



Au bord de l'eau, une minuscule déesse mère d'il y a dix mille ans. L'homme qui la ramasse la regarde sans la voir et la rejette à l'eau.

Le regard de l'homme, disait-il, est prisonnier de l'homme. Seul le regard sans yeux n'est réellement délivré de l'homme-et-des-dieux que s'il est réellement relié à la Vacuité divine sans l'homme et sans dieux.

(L'énigme, se dit-il, nous travaille sans se nommer)



Il s'origine dans l'absolu, disait-il du sentiment de l'absolu. On n'est pas soi. N'étant pas soi, on ne peut se fonder sur soi.

Il y a la vie, disait-il, là où il y a silence, où l'on vit dans la conscience de l'absolu sans être dans le sentiment de soi.

On n'est pas soi, disait-il, là où il y a conscience absolue du silence de soi. Du soi-silence : racine de soi à qui l'on s'offre les mains vides et sans mot.

(On n'est jamais soi, se dit-il, que dans l'absolu où l'on n'est pas soi)

 

Michel Camus

21:36 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

Journal indien I

Avant propos : Il est bien évident que je ne fais pas ici l'éloge du tourisme, encore moins du tourisme de masse, préoccupé de reproduire les schémas invasifs d'un pays de départ considéré a priori comme un référent. Pas non plus d'arguments à proprement parler naturalistes, mais plutôt un témoignage, une réécriture du visible et du sensible, au fil de mes pérégrinations. Enfin, il tombe sous le sens que je n'ignore rien des menaces sanitaires qui pèsent dès à présent sur ce continent ; mais je ne simplifierai pas du même coup, pour les réduire au silence, les sentiments que je porte à ce peuple. Amitiés partagées.

"Emancipate yourself from mental slavery", avais-je lu sur une feuille aux incrustations dorées, rayées de petites fibres colorées qui semblaient des pilosités prises dans l'ambre. Puis, en sortant de la boutique, sur une pancarte : "Clean desert, green desert". J'étais en Inde, au pays de Gandhi, un homme comme l'on dirait un mage qu'ici beaucoup révèrent, peu de le dire.

Une des dix réincarnations de Shiva : la dixième est toujours attendue, ce sera si tant est, en cheval. Sa tête est bleue : couleur du ciel, de l'universel. Deux vautours d’Égypte trônent sur un arbre dénudé.

Sur une pièce de tissu, des hommes à l'ombre d'un grand acacia, jouent aux cartes, silencieusement.

Une réserve à eau se dit une "paoli". Eau minérale en provision, ma réserve vitale. Sous le lit de ma case, au crépuscule, vu une blatte qui faisait la taille d'un lézard. Dans mon bagage, un masque balinais me sert à l'écraser, puis enrobée dans une feuille, à la jeter par la "fenêtre". L'embrasure, devrais-je écrire.

Pour être vus de loin, certains puits ont quatre minarets.

Des femmes en procession passent : avec des noix de coco sur des plateaux et des coupons de tissus multicolores.

Quel est celui-ci ? Un pèlerin qui, portant un fanion rouge, va courir les chemins un mois durant. Il fera halte pour s'y recueillir, aux temples de la déesse Dourga.

Toujours à portée de main, "Un Barbare en Asie", de H. Michaux, à la couverture cartonnée et toilée ; livre que j'annote à mesure, dessinant dans les marges, au stylo bille.

Des marchands riches (les "marwalis") et leurs riches demeures, des "havelis". Les castes, comment accepter ?

Des saris sèchent sur des épineux, léger vent. Ma chemise à carreaux bleu nuit achetée dans un bazar de Calcutta s'est déchirée sur le côté, soupir, elle ne me collait pas à la peau (au propre), malgré la sueur, abondante.

Le frigo du pauvre : jarres, cruches de couleur ocre ou grise et plus ou moins pansues, où l'eau reste fraîche. Plus loin, avec toute l'attention requise : des bidons de lait, transportés à bicyclette.

A l'improviste presque, des fours à briques, pareils à d'ocres talus surgis là.

Les routes transverses, dans un état (...) : "En Occident, vous dites des nids de poules, ici, ce sont des nids d'éléphants". Certes. Un sentiment d'abandon joint à un effet d'accoutumance.

Un cyclopousse pour les quelques kilomètres qu'il me reste à parcourir, l'homme me demande, pour le prix du déplacement : "what you want" ; ce sera pour ma part 300 roupies. Il me serre longuement les deux mains, ajoutant (que c'est) "a very good price".

Il y a aussi des Indiens qui voyagent, bardés de matelas, draps, oreillers, en wagons climatisés, aussi chers que l'avion.

Des journaliers assis sur leurs talons à l'ombre d'arbres à bois de rose. Payés à la journée, toujours dans l'incertitude du lendemain, des dents manquent à certains, baisser les yeux. Un dentiste aux petites fioles rouges. Un imprimeur dont l'atelier sous l'appartement qu'il habite laisse paraître les caractères dans leurs petits compartiments appropriés et la presse.

Sur les terrasses courent des singes, de garde-fous en garde-fous : chapardeurs, à l'affût du moindre quignon de pain à voler. Mais on laisse ouvertes les fenêtres, pour laisser passer un peu d'air.

Un chien famélique ; plus loin, une vache dont le cou fait un angle presque - à l'ombre d'une roue de tracteur. Indifférente, superbe de majesté.

Ce calme régnant, en apparence. Il est là, encore, celui qui écrivit, de retour au pays : "En Occident, le journal d'une femme indienne". Respect pour le vivant, pour celles et ceux qui en sont l'image, toutes conditions confondues.



Daniel Martinez

06:54 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

Journal indien II

Des champs de millet que traversent tout de go, sous un soleil écrasant, des pique-bœufs.

Pourquoi le vanneau parle-t-il anglais ?, il suffit d'écouter son chant constant : "Did you do it ?"

Martins-pêcheurs, au blanc poitrail.

La tête rouge des grues cendrées, qui volent par deux, fidèles, dirait-on.

Dans le mausolée d'Itimad-ud-Daulah, les effluves floraux sont représentés par des sortes d'oiseaux ou de petits nuages innocents flottant à l'estime.

Ici et là, les coupoles rousses mêlées au ciel rose-rouge. La nuit tombe, le dedans et le dehors du monde, le soi et le hors-soi sont étrangement, paradoxalement, le même ; le même réel, d'une nécessité parfaite équivalente à une tout aussi parfaite contingence. Lune jaune dans un ciel parfaitement noir, empreinte d'un céleste mystère. Ou du noyau de notre aveuglement. Le reste, le grand vague accompagnant la fumée de quelques toit, l'odeur des rêves quand ils éclosent à l'intérieur. Rien n'est si petit qu'on dit, jusqu'au dernier écho lunaire capté par les pierres du chemin, sans façon.

Des gitans vendeurs d'ours les exhibent, un anneau dans le nez, au beau milieu de la chaussée. Le bus ralentit, un homme en descend, pour chasser à coups de pierre ceux qui osent en faire leur objet...

Manouche est un dérivé du sanscrit, où manch désigne l'homme.

Le Jaïnisme : pas de castes, pas de divinités, mais 24 prophètes ; et le refus de nuire, à quiconque.

Des bergers tout de blanc enturbannés se protègent du soleil avec des parapluies noirs.

Des bufflonnes, dont on voit en contrebas, seules dépasser les têtes.

Des dromadaires portant des fagots de bois d'acacia où cuiront les prochains repas.

On peut dissoudre le problème en dissolvant le nom. Le nom des choses, le fond réel du réel, qui nous regarde de nul regard. Toutes choses donc, se touchant de toutes parts.

Les chèvres qui broutent je ne sais quoi sur le toit d'une maison à Jaipur.

Huttes composées de plumets de roseaux.

Fume un amas de décombres, pour désensorceler la terre : d'ici, un bruit de grillon, sur le sein velu d'un mâle qui déjà bat dans l'espace.

Sentir, vouloir, imaginer, concevoir ? Chargés de briques pour la construction, des ânes, peinant à l'excès.

Les porcs noirs sur le bas-côté, silencieux pour l'instant. Un soleil jeune en révèle l'image, dans la parfaite syntaxe des pierres incrustées sur le sol.

Le plus simplement, des galettes de bouses séchées, brûlées pour cercler de fer les roues de bois. Des chars à bœufs.

Sous les étals fumants, le globe blanc des œufs. Et la braise qui couve, entre-devinée dans un bruissement, grave dans l'âme ses esquilles.

Des melons, des concombres, des pastèques dans le lit asséché de la Yamouna, pas à pas récoltés avant la saison des pluies. Mondain/divin, autre/soi, propre/impropre : que ces termes semblent opposés, pour se greffer ensuite l'un à l'autre, comme par magie. Ce sentiment si typique du Vieux monde témoigne à sa manière d'un fonds commun légitimé, hors simulacres.


Daniel Martinez 

06:53 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)