241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/02/2021

"Fille de la montagne", éditions Marchant Ducel, mai 1984 : l'avant-dernier livre d'Henri Michaux

Fille de la montagne, imprimé en mai 1984 par Gilles Coutet, au Pontet (17 x 21 cm, 28 pages), à 60 exemplaires sur Larroque non reliés et non foliotés, ornés de 4 peintures tantriques, précède de quelques mois la mort du poète. Les peintures tantriques ont été réalisées à Katmandou par des artistes locaux, puis collées sur feuilles. Je n'insisterai pas sur le fait que jusqu'au terme de son existence, Michaux aura gâté la petite édition, en lui confiant des textes de valeur.
Le catalogue de Lucie Ducel, à laquelle Michaux s'est adressé pour l'édition de ce recueil - aquarelliste de son état, qui résidait rue du Chemin Vert dans le onzième parisien, et que j'ai eu la chance de rencontrer avant son retrait définitif de l'édition -, comptait 36 titres à son catalogue, en tout en pour tout ! Signalons que Marchant Ducel (anagramme de Marcel Duchamp) était en fait Franck André Jamme (1947-2020), qui résidait dans un village de l'Yonne, Les Bordes.

* * *

Le troisième tome de La Pléiade est resté un peu vague quant au point-source du recueil Fille de la montagne, que je vais tenter de circonscrire ici. A savoir : Henri Michaux y fait référence au célèbre poème du XVIIe siècle : Exaltation des pieds fortunés de la Déesse, écrit par un lettré sanskrit, féru de grammaire et d'herméneutique, dramaturge et poète lyrique, Narayana Bhatta (1560-1645). Pour résumer ce qu'en dit Paul Martin-Dubost, son traducteur :

La Sripadasaptati (Exaltation des pieds fortunés de la Déesse) célèbre le combat du démon-buffle Mahisa, que ni hommes ni dieux ne peuvent vaincre, avec la Déesse - épouse de Shiva - aux mille bras et aux 28 noms, dont celui de "Fille de la Montagne". Mahisa voulait régner sur tout l'univers, à quoi les dieux répliquèrent en lui déclarant la guerre ; or Brahma avait accordé au démon-buffle le vœu qu'aucun homme ne pourrait le vaincre. C'est donc une femme, née de l'énergie combinée des dieux, qui sera chargée de terrasser Mahisa. Le Roi des montagnes, Himalaya, donnant à la Déesse un lion qui devint sa monture.
Retranché dans le corps du démon-buffle et par la Déesse éperonné, elle attendit qu'excédé Mahisa sorte de la gueule de l'animal pour lui trancher la tête. Par la suite, c'est d'un coup de lance qu'elle massacra deux autres démons, frères de sang.

Ce poème de 71 versets décrit la montée du conflit entre les forces du bien et du mal et célèbre les pieds puissants de la Déesse. Apaisée, ils rougissent alors de l'amour qu'elle porte à ses dévots (autant que du sang du buffle terrassé, ou de la laque qui en couvre les ongles).
Voici à présent les versets 59 et 60 :

59

Il convient, ô Fille de la Montagne, que ton pied égale en éclat le grand pied himalayen ; pour flocons de neige il a ses ongles éclatants ; il est gardien du minerai rouge qui donne la couleur ; les anneaux de ses chevilles sont ses brillants contreforts et il porte d'abondantes forêts, étant aussi l'unique support d'une abondante protection. Les Épouses des Parfaits vivant dans l'Himalaya le servent à la base ; les bardes de la Déesse, eux, célèbrent en ton pied l'Himalaya.

60

Les dieux qui président aux dix directions, chacun tourné dans la sienne, offrent
à tes pieds l'amour incarnat de leur dévotion ; il est dix fois visible à tes pieds
dans l'éclat de tes dix doigts rouges. Toi, Fille de la Montagne, tes pieds
leur accordent la grâce sous la forme de tes ongles et de leur lumière.

Narayana Bhatta de Melputtur

traduit du sanskrit par Paul Martin-Dubost

24/02/2021

"Une voie pour l'insubordination", Henri Michaux, éditions Fata Morgana, 72 pages, 15/5/1980, 1 800 exemplaires

AU COMMENCEMENT EST LA DEMEURE, le local d'habitation, ce qui entoure, contraignant par excellence, la maison.
L'enfant est pour les mouvements libres. Le petit d'homme, dès les premières années, la maison, siège d'interdits nombreux, l'impressionne.
Dans cette prison "demeurent" et sont à demeure des meubles et objets lourds, le tout beaucoup plus détestable (s'ils sont détestés), plus haï et vainement haï, plus inoubliablement que les parents, plus habité d'occulte, plus figé, plus appuyé (et au début de la vie, plus gigantesques). Là se déroule le rituel du quotidien qui paraît ne devoir finir jamais.
Ainsi les meubles et les pièces et leur ordre impératif infligent un dommage quotidien aux enfants, à leur besoin de tumulte et d'indépendance, à leur envie de gambader et de voir tout sens dessus dessous.
Ce "tout" contraignant, symbole des contraintes et des règles, ces murs qui enserrent, séparent, enferment inflexiblement, représentation par excellence de l'adulte, du terminé, du figé, là où il ne se passe plus rien : la demeure, cela ne pourrait-il à son tour être attaqué, brimé... et qu'on s'en amuse ?
Dans l'habitation existe le règne des objets précieux, sélectionnés par et pour l'adulte, à respecter, certains fabriqués, construits pour le maître.
L'enfant, par nature n'est pas pour cela, pas pour "leur" choix et "leurs" meubles de prix. Il n'est pas pour construire mais pour détruire, pas pour dresser mais pour renverser, pas pour le chant mais pour brailler, pour le charivari, pour le tapage, pour détraquer, pour l'assourdissant, pour disloquer, pour bousculer, pour tiraillement, pour arracher, pour casser. Toboggan, balançoire sont pour lui le repos et non pas le fauteuil.


Henri Michaux

La communion de l'homme et de la nature, dans "Le Jardin exalté", d'Henri Michaux

   ... Car ces débordements passionnés avaient lieu au sommet d'un arbre (et je ne m'en étonnais pas), sur un vieux noyer, à la couronne large, si rare en cette essence, couronne double presque triple, quasi sans exemple, troupe dont chaque membre, infatigablement excessif, se précipitait en avant, se retirait, se reprécipitait sans repos.

   Exaspération sans personne, où toutes les parties, branches, feuilles et rameaux étaient des personnes et plus que des personnes, plus profondément remuées, plus bouleversées, bouleversantes.

   Individuellement, non communautairement, dans un rythme accéléré, où le vent réel ne paraissait pas pourtant le principal.

   Feuillage s'inclinant bas, rapidement, puis fougueusement remontant, puis ramené en arrière, puis repartant inlassable, pour l'inlassable dépassement, froissé, défroissé presque sauvagement, cependant en vertu d'une sorte de consécration, avec une grandeur unique.

   Beauté des palpitations au jardin des transformations.
   Assouvissements et inassouvissements partaient de l'arbre aux ravissements.
   Appels aux assoiffés, appels enfin entendus, exaucés. Le supplément attendu depuis toujours était reçu, était livré.

   L'infini chiffonnage - déchiffonnage trouvait sa rencontre.

   Et s'ouvrait, se refermait le désir infini, pulsation qui ne faiblissait pas.
   Entre Terre et Cieux - félicité dépassée - une sauvagerie inconnue renvoyait à une délectation par-dessus toute délectation, à la transgression au plus haut comme au plus intérieur, là où l'indicible reste secret, sacré...

Henri Michaux

* * *

Ndlr : c'est ici le dernier texte de Michaux sur la drogue, après la parution de "Par surprise"  le 24 mai 1983. Il m'a paru intéressant de donner en raccourci le parcours du poète jusqu'à son terme (Henri Michaux vient alors d'avoir 84 ans) sur les voies d'une énergie intérieure libérée, au fil de la moindre impulsion jusqu'à la plus vive, la moins prévisible, partant la plus délectable : "Là où la personne rejoint l'univers". Il n'y a pas chez le poète simple désir de s'extraire de son carcan existentiel pour jouir en spectateur de ce qui s'offre à lui mais bien celui d'accéder à l'essence des sensations dans leur surgissement et de les reconnaître pour telles sur le chemin de leur apparition, aussi fugitives en soient les ondes quand elles traversent l'être, le renouvelant de l'intérieur.

Le 8 août 1983, Michaux reçoit ces mots de Joyce Mansour à propos de son petit livre : "J'ai eu très peur en vous lisant. Vous êtes allé si loin sur le chemin du Soufi, n'est-ce pas ? J'ai eu vraiment peur en pensant par où et comment vous êtes passé. J'ai eu vraiment peur. Vous effleurez des choses si secrètes comme ça, du bout du pinceau. Heureusement vous êtes là au bout du fil des jours qui relie tant bien que mal l'oreille à la ville.
Je vous envie ce voyage-là. J'ai peut-être entrevu l'arbre immobile dans la tourmente, l'arbre furieux dans le silence, loin derrière les gigots et la palissade de la santé quotidienne. Assez pour reconnaître le danger de l'entreprise, la beauté du paysage et la sérénité du voyageur." in La Pléiade, tome III, pages 1825-1826.