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16/02/2021

Henri Michaux, 1932-1945 : entre centre et absence

Le 30 avril 1936, l'éditeur Henri Matarasso fait paraître "Entre centre et absence", de Henri Michaux, un recueil de 52 pages tiré à 320 exemplaires, qui contient, entre autres, une prose poétique, "La Ralentie". On y lit, en filigrane, l'amour qu'a porté successivement le poète à deux femmes. D'une part, Marie-Louise Termet, épouse Ferdière, appelée dans "La Ralentie" Marie-Lou ("Entrer dans le noir avec toi, comme c'était doux, Marie-Lou"), un diminutif qui deviendra en 1938, Lorellou, lorsque paraît chez Gallimard "Plume, précédé de Lointain intérieur", où ledit poème est repris dans sa version définitive ; et, d'autre part, Juana, pour la belle Susana Soca, une Montévidéenne qu'il rencontrera en Uruguay ("tu n'avais qu'à étendre un doigt Juana ; pour nous deux, pour tous deux, tu n'avais qu'à étendre un doigt").

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Double portrait, par Claude Cahun

Lorsque Michaux se lie d'amitié avec le couple Ferdière, et plus que cela, Marie-Louise faisait des études d'histoire de l'art, elle était devenue l'assistante du professeur Henri Focillon. C'est donc le cœur en écharpe qu'Henri Michaux entreprend son second voyage en Amérique du Sud, le 27 juillet 1936, 3 mois après la sortie de "Entre centre et absence" que n'avait pas lu Gaston Ferdière.
Arrivé en Uruguay, chez Supervielle, c'est le coup de foudre pour Susana Soca, une jeune femme cultivée, francophile et francophone. A l'automne 1936, Michaux écrit à Jean Paulhan : "Je suis amoureux. Tu crois qu'elle m'aimera ?". Ce tutoiement en dit long. Rappelons ici même que, d'une certaine manière, Jean Paulhan a "fait" Henri Michaux, en le publiant, en l'aidant, en le stimulant au besoin. Sans lui, Gaston Gallimard, commerçant avisé, aurait été sans doute plus circonspect, et d'abord devant le manuscrit de "Qui je fus". Et Michaux a très vite su qu'il pouvait se reposer sur lui. Il est arrivé que Paulhan lui refuse le texte, mais c'était exceptionnel et provisoire.

Pour autant, cet amour fou pour Soca tourne court : vieille fille, Susana vit avec sa mère, grande bourgeoise catholique, abusive, pleine de préjugés. Elle préférera son respect filial à sa passion amoureuse. Ils rompent en décembre 1936... Quant à Marie-Louise Termet, elle rejoint Henri M. dans le sertão brésilien en 1939, mais rentre avant le poète en France. En 1940, de retour à Paris en pleine guerre, il n'attend pas la débâcle pour se réfugier dans le Midi (Lavandou) avec Marie-Louise. Toujours étranger, de nationalité belge, il est assigné à résidence. Il va y rester, avec Marie-Louise, jusqu'en juillet 1943. "Plume est prisonnier", écrit-il à l'éditeur Fourcade, sur une carte "inter-zones" règlementaire. Le 22 mai 1941, à Nice, André Gide est empêché par la "Légion des anciens combattants" pétainistes de prononcer sa conférence, "Découvrons Henri Michaux", dont il publie le texte chez Gallimard. En fait, l'interdiction visait plutôt Gide que Michaux ; Gide, incarnation de "l'esprit de jouissance" selon les propos de Pétain, l'avait emporté sur "l'esprit de sacrifice", provoquant la décadence et la débâcle. Les militants vichyssois, que l'on imagine mal avoir lu "Plume", considéraient donc a priori qu'être présenté par Gide était une tare.

Le 11 août 1942, il écrit au critique Maurice Saillet : "Si les mauvaises (!) pensées de Valéry ont paru trop mauvaises et les déjeuners de soleil de Fargue trop d'enfer, eh bien recouvrons aussi HM. Il n'est pas pressé du tout. Demain, demain verra d'autres choses. Joie de vous revoir. Rendez-vous proposés : 1) Marseille du 21 au 23 ; 2) du 24 au 31 au Lavandou, un patelin d'accès peu commode hélas, depuis la suppression du car Marseille-Lavandou-Nice ; à la rigueur à Toulon. Tériade est-il dans les environs ?". Il rencontre aussi René Tarvernier, qui dirige la revue Confluences à Lyon et le publiera régulièrement à partir de février 1943, à commencer par son célèbre "Chant dans le labyrinthe", clé de voûte du futur "Epreuves, Exorcismes, 1940-1944", éd. Gallimard, imprimé le 21/12/1945.

14/02/2021

Henri Michaux et les années d'Occupation : d'épreuves en exorcismes

Nous en étions restés, dans une précédente note blog, à René Tavernier, qui publia parmi les plus beaux poèmes de Henri Michaux dans sa revue Confluences, textes qui seront repris in "Épreuves Exorcismes". Citons "Ecce homo", poème dédié à Mayrisch Saint-Hubert, texte paru dans le numéro 20 (juin 1943). Loup Mayrich accueillit le poète avant la guerre dans son château de Colpach, au Luxembourg, propriété où elle mourra, en 1947. [Permettez-moi cette digression : cette résidence de Loup Mayrich était décrite, par ceux qui y ont séjourné, comme un paradis terrestre. Un château aux murs couverts de tableaux impressionnistes, dans un parc aux arbres centenaires peuplé de statues de Bourdelle et de Maillol ; Aline Mayrich de Saint-Hubert recréera un cadre du même genre, pendant la guerre, dans sa propriété de Cabris, près de Grasse, dont on a dit que c'était "l'un des plus beaux lieux du monde".] ; citons encore, et surtout, "La Lettre", parue dans le numéro 27 de Confluences (décembre 1943), un texte majeur dans l’œuvre du poète. Là même où Michaux a voulu donner un équivalent moderne de la poésie épique de l'Antiquité et de l'âge classique : c'est l'épopée de l'oppression et de la résistance à l'oppression, comprenant, dans sa version finale, 23 chants, suivis d'une ligne en pointillés et de la mention "inachevé", ce qui est unique dans l’œuvre du poète.

Riche bourgeois lyonnais, qui avait eu une enfance dorée au bord du lac de Côme, René Tavernier était fort cultivé, inventif, brillant. Il a fait de sa vie une aventure. C'est près de Sainte-Maxime, au bord de la Méditerranée, où Michaux s'était réfugié et où Tavernier avait une résidence secondaire, qu'ils se sont rencontrés en 1942. René Tavernier n'avait que 27 ans, mais il avait déjà un rôle important dans la vie littéraire nationale ; sa revue Confluences était l'organe de la Résistance au grand jour.

Poète, Michaux est devenu parallèlement peintre en 1931, changeant alors, pour reprendre son expression, "de gare de triage". Après ses Narrations (que n'aurait pas renié un Max Ernst, voir ses étonnantes pages d'écriture insérées dans le catalogue de dessins et gouaches d'Unica Zurn, paru au Point Cardinal, une galerie aujourd'hui disparue, qui faisait angle avec trois rues du sixième arrondissement : précisément au 12 rue de l'Echaudé-Saint-Germain, pour une exposition qui s'est tenue du 9-31 janvier 1962), il se livre à des frottages, de 1942 à 1947 (fidèlement reproduits par le Musée d'art et d'histoire de Genève, éditions Bärtschi-Salomon, 112 pages : une période intéressante et mal connue du plasticien qu'il fut) ; puis des fonds noirs, des Mouvements, exécutés eux sur des pages blanches ; des portraits à l'aquarelle, foules en marche, des dessins mescaliniens (la plus belle réalisation en livre de cette période de l'artiste a pour titre Paix dans les brisements, édité par le galeriste Karl Flinker, dans un format à l'italienne)...

Pour les curieux, Michaux, qui savait se montrer généreux, offrit un carnet de 32 frottages originaux au crayon noir, datés de 1945-46, à René Bertelé, cadeau à un éditeur qu'il estimait particulièrement, qui l'a même conseillé dans sa production littéraire, en émettant par exemple des réserves à la sortie du livre Nous deux encore, qui par suite sera partiellement détruit sur demande de l'auteur. Rappelons que René Bertelé, qui a contribué à mieux faire connaître Henri M., a sans doute été, avec l'éditeur Jacques Fourcade, le plus dévoué de ses amis. Commencé sous l'Occupation, ce commerce amical s'est poursuivi après la Guerre. Les étapes les plus marquantes en sont des livres : le Panorama de 1943, qui fait une bonne place à Michaux ; l'anthologie intitulée L'Espace du dedans, préparée en collaboration entre l'auteur et son exégète ; le petit Michaux de la collection "Poètes d'aujourd'hui", en 1946 ; Peintures et dessins, publié par Bertelé lui-même aux éditions du Point du jour, qu'il vient de créer ; enfin, en 1948, toujours aux éditions du Point du jour, Meidosems, ses fameuses créatures fabuleuses, sujets de ses poèmes accompagnés de treize lithos à même la pierre, couverture comprise, d'un étonnant vert mélèze.

 

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 Henri Michaux, frottage original au crayon noir (Circa, 1946) 31 x 24 cm 

Retour au Lavandou, où le couple demeure jusqu'en juillet 1943. En pleine Occupation, Michaux et sa compagne Marie-Louise Termet décident de s'implanter à Paris, il se marient en décembre de cette même année et s'installent rue Notre-Dame-des-Champs. Après tant d'adresses de fortune, Michaux devient un Parisien attaché à la rive gauche. Il habitera ensuite boulevard Raspail ; puis, pour longtemps, rue Séguier ; enfin, après la mort de Jean Paulhan en 1968, avenue de Suffren, au cœur de ce Paris littéraire et artiste où vivent aussi beaucoup de ses amis, lieu de la plus grande présence humaine possible. Ce qui ne signifie pas qu'Henri M. ait jamais aimé le regard des autres : dans son dernier logement par exemple il n'y avait pour tout regard vers le dehors qu'une ouverture zénithale...
La grossesse de Marie-Louise lui inspire un livre étonnant, un aveu : "Tu va être père, d'un certain Plume", entre la crainte, l'horreur et la tentation, mais la naissance n'a pas lieu. Ce recueil, composé de 25 feuillets non foliotés, sera imprimé en 1943, à 300 exemplaires, par Pierre Bettencourt, et se vendra sous cape, à Paris. Il porte une couverture verte, jaune, rouge et noire et ne sera repris que dans les Cahiers de L'Herne, d'abord en 1966, ouvrage réédité en 1982, p. 331 à 333 ; enfin, contre les vœux de l'auteur post-mortem, dans La Pléiade.

Chacun de nous a des souvenirs heureux des lieux où il a été enfant, et en garde la nostalgie. Chez Michaux, rien de tel. Il a été privé de cette privation : il a bien la nostalgie d'une enfance, mais d'une enfance autre que la sienne, en des lieux autres que Namur (où il est né, au 36 rue de l'Ange, dans la vieille ville) et Bruxelles. Ce qui fut la demeure familiale est le négatif de cette résidence idéale de l'enfance. A plus de quatre-vingts ans, le poète fera une sorte de pèlerinage sentimental à l'envers dans ces lieux. Il ne les retrouve pas, ou ne les reconnaît pas. On ne peut ici que rapprocher cette enfance anorexique (ce dont souffrait le jeune Michaux : "Il continue à avoir le dégoût des aliments, les fourre enveloppés de papier dans ses poches et, une fois dehors, les enterre.", in "Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence" de celle de Rimbaud déclarant : "Ma ville natale est supérieurement idiote entre toutes les villes de province".

Et aujourd'hui me direz-vous, quid du 36 rue de l'Ange ? : il ne subsiste qu'une plaque "Ici est né le poète Henri Michaux", sur ce qui était devenu une banque... Mais une plaque fautive, car l'îlot où se trouvait l'appartement de la famille Michaux, à présent, a été rasé ; et l'actuelle place de l'Ange, aménagée sur l'élargissement de l'ancienne rue.

... Suivent, aux approches de la Libération, pour le couple, quatre ans de bonheur inégal, instable, "médiocre", tragique, ce qui implique une forme de grandeur.

* * *

10/02/2021

"Henri Michaux : Les années de synthèse 1965-1984" éditions Galerie Thessa Herold

"Étrange émotion quand on retrouve le monde par une autre fenêtre - comme un enfant, il faut apprendre à marcher - on ne sait rien." Ces lignes, Michaux les écrit en 1931, quand, poète devenant peintre, il "changeait de gare de triage". Aujourd'hui, on regarde et on lit Michaux. On pense le connaître, mais "on ne sait rien". On approche des œuvres muni de ce seul rappel ancien : "Dans le noir nous verrons clair, mes frères" (1933).

La nuit remue. On entre dans le monde de Michaux, dans son mouvement : foules en marche, précipitations et ralentis, visages en mue, arborescences, monstres, multiplications, torsions, rythmes grouillements, tracés mouvants du dessin post-mescalinien... Le remuement de Michaux devient le nôtre. Il nous conduit à d'autres terres, au trouble, au péril, à la clairvoyance.

Le catalogue de l'exposition met en correspondance des œuvres et des textes. Ils n'appartiennent pas au même temps. Cette suite composée va du noir au noir. La première œuvre, de 1981, dialogue avec un texte de 1938 :
          Pour le moment
          je peins sur des fonds noirs
          hermétiquement noirs.
          Le noir est ma boule de cristal.
          du noir seul je vois de la vie sortir.
A la dernière page, une peinture datée 1982-1984, bâtie comme une des peintures noires de Goya, fait écho à cet écrit de 1964-1966 :
          La naissance de la Grande Mort
          de la Mort universelle
          a commencé
          (...)
          Tu vas continuer sans nous, Terre des hommes
          Tu vas continuer, toi.

Peut-on parler de ces années (1965-1984 : soit l'année où le peintre a acquis sa réputation et celle où il nous a quittés) comme d'"années de synthèse" ? Au catalogue, Rainer Mason (qui accompagne de ses écrits les œuvres du plasticien) lui-même en doute : "les travaux de Michaux sont d'une remarquable cohérence, comme la musique, ils produisent de l'inouï par les répétitions et les variations".

Le temps, qui asservit le lecteur de l'écrit, est volatilisé par la peinture : "pas de trajets, et les pauses ne sont pas indiquées, écrit le poète-peintre. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE".

Lire Narration et Alphabet (1927). Lire tache, "Un poulpe ou une ville" (1926). Ou encore, un mot-monstre, un mot, et ses figures, Meidosem. "Plus de bras que la pieuvre, tout couturé de jambes et de mains jusque dans le cou, le Meidosem." Un mot à lire dans tous les sens, sans retenue, un mot qui excède ses figures graphiques, "tendu vers un monde où la suée même est sonore". Pour ma part, dans ce sème, dans ce meidosem, j'ai toujours entendu, surgi de la Théogonie et de la Tragédie, étymologique, un rire (le meido grec), en dépit des mots de la narration : "Oh ! elle ne joue pas pour rire. Elle joue pour tenir, pour soutenir". Le soutien d'un rire meidosem.

Les mots sont des "partenaires collants", et collante aussi l'huile de la peinture. Défiant, Michaux ruse avec ce médium. Il revint "voûté d'un grand silence" de sa première vue de Klee, à partir duquel il écrivit Les aventures d'une ligne. Tout se joue dans cette distance entre ce qui véhicule la pensée et son accomplissement. Dans ce retour au pré-langage qui mêle l'instinctif au culturel et le conditionne, à la réflexion. Dans une réalité dès lors recomposée, qui n'étouffe pas les moi initiaux, en quête d'identité.

Georges Raillard