241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/02/2021

"Le jardin exalté", Henri Michaux, éditions Fata Morgana, 32 p., 14/6/1983, 1800 exemplaires

Voix sans pareille : Henri Michaux parle de lieux et de moments que l'on ne saurait situer, sinon dans la gorge, le regard, le cerveau qui sont les siens, les nôtres. Cela surgit d'entre les pages sans qu'il faille mettre un nom au frontispice du volume : voix aussitôt reconnue. L'aventure d'aujourd'hui concerne un coin de réel qui oscille entre le vu et l'inventé : tel est le Jardin exalté.

Les opérations de cette prose ne sont réductibles à aucun art poétique qui serait le partage du siècle. Elles se produisent sur fond anonyme de silence et d'ensorcellement. Un départ abrupt et anodin : "Il restait un peu du produit préparé, lorsque quelques jours plus tard on me proposa un jardin à la campagne. Quelqu'un voulait faire un essai." C'est le commencement d'une périlleuse expérience hors des limites de soi, maintes fois tentée, encore une fois réitérée. Vie et livre hors des normes et des bornes.

Le texte est fait d'une suite de paragraphes que séparent les ellipses des sensations et des pensées communes. Le reste du monde est abîmé dans ces trouées blanches de la typographie. Une attention sèche, anxieuse et comme mêlée à l'état second du drogué est accordée à quelques moments cernés de mutisme.

Le narrateur et sa compagne ont bu. Quels en sont les effets ? La métamorphose est permanente. L'organisme et l'univers deviennent des vases communicants. Le passage du produit dans le corps entraîne un monde autre. En gros plan, les impressions se déchiffrent sur la face de la partenaire, qui révèle à son corps défendant de multiples identités. Et soi-même (le narrateur, le lecteur), on se laisse assiéger par les mutations aiguës qui affectent les sens et les alentours : "Comme l'eau avance dans le lit d'un fleuve, pareillement la musique avançait dans le lit de mon être, entretenant, entraînant ampleur, et aspiration à l'ampleur." Malaise, vertige, euphorie.

Porté par cette prose, voilà qu'on sort de soi, rendu à la présence bruissante du jardin, "l'inespéré paradis" sans oripeau religieux ni symbole métaphysique. On déborde maintenant d'une félicité universelle qui n'est peut-être que l'intime conviction du sentiment d'exister un parmi tous. La matière a une âme, l'homme s'immerge dans cette âme matérielle qui lui offre enfin "le supplément attendu depuis longtemps".

On demeure confondu, au seuil du domaine, sous l'arbre de la connaissance, "là où l'indicible reste secret, sacré ". Là où la personne rejoint l'univers. Mutuelle étreinte, réciproque paraphrase.

Serge Koster

Les premiers textes d'Henri Michaux sur la drogue, in "Ecuador"

Contrairement à ce qu'il est écrit dans La Pléiade : tome III, page 1495, note 1, les premiers textes d'Henry Michaux (avant 1930, il convient de mettre un "y" à son prénom) sur la drogue ne se trouvent pas dans La nuit remue mais bien dans Ecuador, dans l'édition originale bien sûr, un ouvrage qui assurera sa notoriété. Ce livre est d'ailleurs à lire entre les lignes, car on y trouve des renseignements personnels, repris nulle part ailleurs...
Je vous donne lecture du premier de ces textes, en page 85-86 ; on remarque toujours cette aspiration à la grandeur - lisible dans son poème précédent écrit en pirogue, plus tardif, en date du 3 novembre. Voici :


30 mars 28.

La nuit passée, j'ai pris de l'éther. Quelle projection ! Et quelle grandeur !
L'éther arrive à toute vitesse. En même temps qu'il approche, il agrandit et démesure son homme, son homme qui est moi, et dans l'Espace le prolonge et le prolonge sans avarice, sans comparaison aucune. L'éther arrive à une vitesse de train, par sa route de bonds, d'enjambements : Escalier à marches de falaises.
Ainsi gravit les paliers de l'atmosphère un oiseau grand voilier dans la Cordillères des Andes.
Cependant mes pieds et mes jambes, comme s'il y venait goutte à goutte le dépôt de ma pesanteur matérielle, s'éloignent, se caoutchoutent au fin bout de moi-même.
Et sur ma bouche une bouche de glace.


Henry Michaux

index.jpg

Ler Napo, qu'a parcouru Henry Michaux

20/02/2021

"Ecuador - Journal de voyage", d'Henry Michaux, éd. Gallimard, 2 juillet 1929, 756 exemplaires, 200 pages

Le 27 décembre 1927, Michaux embarque sur le Boskoop, dans le port d'Amsterdam, à destination de Guayaquil (Équateur). Au regard de "l'anticalendrier de la mer", il va noter presque jour après jour les étapes de ce voyage pas comme les autres. Fourbu, il revient au port d'attache le 6 janvier 1929 et confie quelque temps après son tapuscrit à Gaston Gallimard.
Il a déjà écrit "Les rêves et la jambe" (plaquette), "Fables des origines" (éd. du Disque vert), a publié "Qui je fus" à la N.R.F. Voici l'un de ses poèmes de voyage, puisé dans la version originale d'Ecuador, pages 154-155 :

* * *

Samedi 3 novembre en pirogue souffrant et sans doute avec fièvre.


Prêtez-moi de la grandeur,
Prêtez-moi de la grandeur,
Prêtez-moi de la lenteur,
Prêtez-moi de la lenteur,
Prêtez-moi tout,
Et prêtez-vous à moi,
Et prêtez encore
Et tout de même ça ne suffira pas.


Le désespoir est doux,
Doux jusqu'au vomissement.
Et j'ai peur, peur.
Quand la moelle elle-même se met à trembler,
Oh ! j'ai peur, j'ai peur
Je n'y suis plus, je n'y suis presque plus.


Oh, mon ami,
Je m'accroche à ton souvenir.
A ta haute stature,
Je m'accroche mais je tombe,
Je me lâche.
Je n'étais donc pas tellement moi-même qu'on me l'avait dit.
Je vis à la renverse.
Encore un jour ? encore deux ?
Et Iquitos d'ici est encore à 12 jours.


Henry Michaux