19/11/2019
"Œil immense", André Miguel, André de Rache éditeur, 1978
I
Qui nous étreint dans ses serres d'herbe ? Qui respire sous les feuillages ? Qui lance des pierres dans le ciel où elles disparaissent ?
Ouvre une vallée avec un ongle rouge.
Larde le rocher de coups de dents.
Le prunier se dédouble et danse la fin d'un jour ivre.
II.
Tu défais les nœuds serrés de la puissance verte.
On chuchote du côté des mousses blanches. Les doigts s'allument sur le bois épineux quand nous aspirons les lignes de la feuille la plus musicale.
Elle dit : "Je suis un ovoïde fruit, veiné, transparent."
Quand les nervures de ce pays se détachent et irradient, tu brises les gousses du sommeil, fraîcheur d'un espace retrouvé.
André Miguel
Poète wallon de première grandeur, qui a publié dans Diérèse, sa poésie tout en sonorités défie les règles de la logique pure (bien heureusement). Sans être surréaliste, mais toujours en quête de l'esprit des mots, pour mieux les réagencer à sa guise et pour le plaisir de créer, il demeure leur plus fervent conducteur. DM
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17/11/2019
"Agathe, conte singulier", de Paul Valéry, aux éditions Plasma, 38 pages, 1er octobre 1980
Parmi les écrits de jeunesse de Paul Valéry, ce conte dont voici un extrait, où paraît sa qualité de styliste et qui me donne à rêver sur le travail de la langue, ici gardée sauve de son propre mystère, dans la lignée d'un Jean Schlumberger ("Dialogues avec le corps endormi"). Indices d'un temps qui hésite entre raison et imaginaire, entre le corps et l'esprit, quand se fait le réveil. On est frappé par la liberté de ton de l'auteur, par les métaphores et les associations d'idées, le rythme même de la phrase, saccadé parfois, coïncidant avec le sujet et l'objet, qui sans cesse se renvoient la balle, en une danse étourdissante, un faisceau de phosphènes échappés du tréfonds, que nous livre le poète qui ajoute : "Je berce ma vérité, je rêve que je suis.", en quête de cette "perle abstraite", énigmatique, flottante, légère, irrésolue. DM
*
L'extrémité de la rumeur de la ville pénètre dans ma sphère singulière. C'est le moment que tout se fixe, et que le retentissement se décime. Les derniers changements se comptent. Un domaine extérieur démesuré se dépouille de l'existence.
L'ouïe se délie ; jusqu'à l'étendue, et elle surplombe un lieu qui se fait immense. Une créature de plus en plus fine se penche sur le vide pour boire le moindre son : j'approfondis par elle un espace que le possible souffle et je vole ! comme nul son, à la limite du suspens de moi-même, - jusqu'au timbre de mon sang et à l'animation de ma propre durée.
Tant le silence se fixe et la nuit se fortifie, qu'ils m'éveillent de plus en plus.
Que pur est le désir de demain, le chemin de moi-même vers demain ! Je sens sur le front du temps fuir le vague, l'événement venir, l'expérience fondre, et le voyage reparaître, aussi pur, aussi dur que lui-même, orné de perpétuel intellect. La nouveauté se verse d'avance, par un tour plus insensible que l'angle de la figure du ciel...
La qualité de ce calme est tellement transparente que si je suis mû par quelques moments autour de la même pensée, je distingue de leur simple diversité, cette pensée ; je vois comme elle se passe, je pressens ses retours, je balance le pouvoir d'en couper la suite, et, interrompue, de simuler un certain commencement.
Ou bien, je m'avance par une idée jusqu'à une borne déjà connue où je fus conduit de toutes parts uniquement par la rigueur, et je suis abandonné à la difficulté nue ; qui, elle, même, ne pouvant se transformer plus, et pure, m'abandonne par son immobilité pour que le reste musical de mon esprit m'envahisse. Il m'a semblé de revenir sur le bord d'un cercle impénétrable, dans lequel je suis sûr qu'il y a une chose dont je pourrais m'amuser longtemps : quelque chose brève et universelle : une perle abstraite roulerait future dans le repli de la pensée ordinaire : une loi étonnante, confondue à celui qui la cherche, habiterait ceci : un instant livrerait cette perle : quelques mots la présenteraient à toujours.
Paul Valéry
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15/11/2019
"La récitation de l'oubli", de Franck André Jamme, éd. Fata Morgana, 18 mai 1986
Chemin du nord ! Large, sans piège, bordé de dômes de repos, rouille et blancs. Et devant chacun d'eux la clef, l'oiseau à roue, tête vibrante, la très grande fleur à sang chaud. Qui s'ouvrait, se fermait, bruissant de bleu, d'ocre et de pers. Qui ne parlait que peu : "L'homme se couche, car il est tard. Il fait monter sous ses paupières un soleil rouge, de l'orient au zénith ; puis s'endort. Matin qui vient, il fait descendre le même astre jusqu'à l'ouest, tout aussi longuement." Encore : "Il faut un amant à la nuit, chaque nuit, à la lune - un lampyre pour la ténèbre. Telle est l'offrande de l'écho." Et le grand oiseau repartait, courbant l'aigrette de son clan.
Franck André Jamme
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