13/11/2019
"Dans l'interstice", de Jean-Michel Maulpoix, éditions Fata Morgana, 4 déc 1991
La poésie ne changera pas la vie
Elle ne la vivra pas à notre place
Elle n'inscrira jamais sur les pages du grand Livre
Le nom des dieux qui dorment au fond des galaxies
Elle ne ramènera parmi nous aucune parole perdue.
Écrire est une manière de se déplacer
Et de se perdre.
Mais je tiens à autrui par là
Comme moi, il doit mourir.
En finir avec un âge de soi-même et de sa propre langue
Avec un outillage, des fantômes et des façons
Arracher ses pelures et ses chiffons.
Mes visages : comme mes paroles je ne m'y installe guère.
Couloirs plutôt : ils donnent sur des chambres.
Passer outre : là n'est pas encore la demeure.
L'écriture : cette traversée.
La plume fuit sur la page : il faut aller.
Jean-Michel Maulpoix
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12/11/2019
"Lettres d'Italie", Stéphane Fleury, aux éditions des Cendres, 25 mars 1986
Je suis de ceux qui sont incertains de voir un objet jusqu'au moment de sa vision. Je pense toujours qu'un vent ou une armée a pu emporter l'objet. Je suis continuellement pris de ces inquiétudes quant à n'importe quel avenir. Pour moi cet avenir est toujours vertigineux. Il y va d'un mystère infini : quel esprit peut prévoir ? J'attends ou plutôt je m'attends toujours à une déchirure. Qui briserait l'attente même (à la manière des rêves brisés par le réveil). Je m'attends à ce qu'autre chose arrive, qui est précisément l'imprévu ou l'imprévisible. Parfois la destinée répond bien à cette attente : une chose se brise, une maladie se propage quelque part, empêche la venue d'un ami, annule un concert... Parfois cette attente-là n'est pas déçue ! Et je me retrouve projeté en travers d'un autre espace (comme le rêveur à travers le traversin). Il y a toujours un travail de repérage nouveau à recommencer. Cette prévision d'un avenir est chez moi le plus souvent la prévision d'une mauvaise prévision possible. La prévision, si elle est faite pour écarter la pensée de la mort (suite à une discussion sur Nathalie Sarraute), laisse celle-ci revenir dans mon inquiétude qui est comme un trouble de la prévision. C'est à la mort que je pense et ne pense pas. Un des amants de Lola Montès (dans le film d'Ophüls)* lui dit à peu près : "Il faut laisser faire la destinée." Elle répond : "Mais il ne faut pas provoquer de destinée impossible." (Elle s'éloigne d'un homme dont elle est amoureuse, ce qui est impossible !) C'est dans cette zone que se situe le trouble dont je parlais. Parfois il me semble que la destinée devient impossible dès qu'on la rassemble dans des prévisions. Non tellement qu'elle y serait séquestré et dès lors incapable de parler d'elle-même. Mais il me vient souvent la pensée que tout cela va se démantibuler, retourner à la poussière d'instants imprévisibles, tous sans lien d'enchaînement, dans les déroulements d'une mouvance anarchique. C'est une inquiétude de l'écriture aussi. Ce moment de l'écriture du milieu d'une phrase commencée, où j'ignore quel sera son déroulement, et s'il y aura déroulement. Ce moment où l'on ne sait pas où l'on est ! Ce moment hors du déroulement.
Ce qui est terrible, c'est que tout est repris dans ce trouble, non seulement le déroulement à venir, mais la nature qu'on tenait pour certaine, des actes passés, leur propre histoire.
Stéphane Fleury
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*Lola Montès est le dernier film de Max Ophüls, mort deux ans plus tard.
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10/11/2019
"La naissance du jour", de Colette, aux éditions Flammarion, 1928
Quand elle écrit "La naissance du jour", Colette est parvenue au moment de sa vie où, les passions apaisées, elle regarde plus sereinement son passé. Un modèle l'inspire dans cette recherche d'une sorte de sagesse : celui de sa mère, Sido, à qui l'année suivante elle consacrera un livre qui porte ce nom (1929). Entre Colette et cet être qui a protégé et enchanté sa jeunesse, il y a en commun un profond accord avec la nature. "La naissance du jour" commence par une lettre de Sido annonçant à son gendre qu'elle renonce à un voyage pour ne pas manquer la floraison trop rare d'un cactus...
Accord instinctif mais nourri d'une connaissance et d'une pratique pleine d'une minutieuse attention. Dans sa maison de Provence, La Treille Muscate, près de Saint-Tropez, Colette recueille toutes les beautés de la vie immédiate, parvenue qu'elle est à cette curiosité désintéressée, nécessaire à la vraie contemplation.
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Est-ce ma dernière maison ? Je la mesure, je l'écoute, pendant que s'écoule la brève nuit intérieure* qui succède immédiatement, ici, à l'heure de midi. Les cigales et le clayonnage neuf qui abrite la terrasse crépitent, je ne sais quel insecte écrase de petites braises entre ses élytres, l'oiseau rougeâtre dans le pin crie toutes les dix secondes, et le vent de ponant qui cerne, attentif, mes murs, laisse en repos la mer plate, dense, dure, d'un bleu rigide qui s'attendrira vers la chute du jour.
Est-ce ma dernière maison, celle qui me verra fidèle, celle que je n'abandonnerai plus ? Elle est si ordinaire qu'elle ne peut pas connaître de rivales.
J'entends tinter les bouteilles qu'on reporte au puits, d'où elles remonteront, rafraîchies, pour le dîner de ce soir. L'une flanquera, rose de groseille, le melon vert ; l'autre, un vin de sable trop chaleureux, couleur d'ambre, convient à la salade - tomates, piments, oignons, noyés d'huile - et aux fruits mûrs. Après le dîner, il ne faudra pas oublier d'irriguer les rigoles qui encadrent les melons, et d'arroser à la main les balsamines, les phlox, les dahlias, et les jeunes mandariniers qui n'ont pas encore de racines assez longues pour boire seuls au profond de la terre, ni la force de verdoyer sans aide sous le feu constant du ciel... Les jeunes mandariniers... plantés pour qui ? Je ne sais. Peut-être pour moi... Les chats attaqueront par bonds verticaux les phalènes, dans l'air de dix heures bleu de volubilis. Le couple de poules japonaises, assoupi, pépiera comme un nid, juché sur le bras d'un fauteuil rustique. Les chiens, déjà retirés du monde, penseront à l'aube prochaine, et j'aurai le choix entre le livre, le lit, le chemin de côté jalonné de crapauds flûteurs...
Demain, je surprendrai l'aube rouge sur les tamaris mouillés de rosée saline, sur les faux bambous qui retiennent, à la pointe de chaque lance bleue, une perle... Le chemin de côte qui remonte de la nuit, de la brume et de la mer... Comme tout pourrait être simple... Aurais-je atteint ici ce que l'on ne recommence point ? Tout est ressemblant aux premières années de ma vie, et je reconnais peu à peu, au rétrécissement du domaine rural, aux chats, à la chienne vieillie, à l'émerveillement, à une sérénité dont je sens de loin le souffle - miséricordieuse humidité, promesse de pluie réparatrice suspendue sur ma vie encore orageuse - je reconnais le chemin du retour. Maint stade est accompli, dépassé. Un château éphémère*, fondu dans l'éloignement, rend sa place à la maisonnette. Des domaines étalés sur la France se sont peu à peu rétractés, sous un souhait que je n'osais autrefois formuler. Cette fraîcheur de poudre d'eau, ce doux leurre, cet esprit de province, cette innocence enfin, n'est-ce pas l'appel charmant de la fin de la vie ? Que tout est devenu simple...
Colette
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* la sieste.
* résidence de Colette en Franche-Comté vers 1905 (elle avait alors trente-deux ans).
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