06/01/2015
Charles Juliet rend hommage à Samuel Beckett (1906-1989) - opus 1
On savait déjà que Charles Juliet a publié Rencontres avec Samuel Beckett (POL, 1999) ; l'hommage qui suit vient compléter ce livre, témoigner des liens qui existent entre les deux oeuvres, voici :
Une oeuvre-miroir, par Charles Juliet
L'oeuvre de Beckett a été pour moi une longue brûlure. Elle m'a envahi à une époque où je vivais sur un mode mineur ce qu'il avait vécu avant moi. Quand j'ai rencontré ses livres, j'étais d'une grande avidité, et c'est tout naturellement qu'ils ont pris possession de moi. J'étais aussi dans la confusion, et cette confusion, ils l'ont aggravée. Ce que je découvrais là n'avait rien de commun avec ce que j'avais lu auparavant. J'étais dépaysé, ne comprenais pas où je m'engageais, alors même que de nombreux passages m'atteignaient dans ma part la plus secrète.
Beckett a souffert comme un damné et son oeuvre n'est qu'une longue coulée de souffrance. Une souffrance qui l'a muré en lui-même et l'a empêché de se donner à la vie. Massive, accablante, ne lui laissant aucun répit, elle l'a plongé dans de graves dépressions, accompagnées et suivies par des crises d'alcoolisme.
L'origine de cette souffrance est évidemment à chercher dans son enfance. May, sa mère, une femme impossible, insupportable. Insomniaque, elle passe ses nuits à rôder dans la maison, persuadée qu'elle est habitée par un revenant. Samuel, son second fils, lui ressemble. Inflexible, il lui tient tête, refuse de plier, de se soumettre, reçoit de sévères raclées. Crises de rage de la mère qui n'admet pas qu'on lui résiste. Mais elle se veut une mère exemplaire. Alternance de démonstration d'affection et de rejet, de silence glacial. Bon vivant, le père fuit et sa femme lui voue une sourde détestation. Samuel adore son père toujours prêt à rire et à raconter de bonnes histoires. Ainsi, il déborde d'affection pour celui qu'il faudrait tenir à distance et n'a que haine pour une mère qu'il devrait aimer. Ce déchirement a été la source constamment éruptive de la culpabilité qui a dévasté sa vie.
Jusqu'à quarante ans, il se cherche. En pleine détresse, incapable de se tenir à une quelconque activité, il sombre, boit, se clochardise, suit pendant deux ans une analyse, est considéré comme perdu par ses parents et ceux qui l'ont connu quand il était un universitaire promis à un avenir brillant.
Après avoir réussi à s'échapper de la maison familiale, il vit à Londres, à Paris, voyage en Allemagne. De temps à autre, il ne peut s'empêcher de retourner en Irlande, quand bien même il sait qu'il n'a rien à y gagner. A chaque retour, de violentes crises se déclenchent. Parfois, la nuit, il fait de tels cauchemars, a de telles bouffées d'angoisse, que son frère, pour l'apaiser, doit venir se coucher près de lui.
A quarante ans, après avoir écrit quelques livres où il ne s'était pas encore approché du foyer le plus douloureux, il entreprend d'écrire ce qu'il a considéré comme l'essentiel de son oeuvre : Molloy, Malone meurt, En attendant Godot, L'Innommable. De tous ses ouvrages, c'est à L'Innommable et aussi aux Textes pour rien que va ma préférence. Dans ces deux livres extrêmes dont à ma connaissance n'existe aucun équivalent dans la littérature, que dit-il ?
Au stade où il en est, il lui faut coûte que coûte déverser sur le papier ce qui le harcèle. Lorsqu'un homme souffre intensément, la voix qui murmure en chacun de nous, donc en lui, ne cesse de parler. Plus il souffre et plus cette voix se fait insistante. Elle emplit tout l'espace mental, rend sourd et aveugle au monde extérieur. Beckett transcrit ce flux verbal qui surgit en lui sans relâche. Il se tient là au-dedans du dedans, là où perce ce dont il a fallu se protéger, là où sans fin ça ressasse, "conformément aux termes mal compris d'une damnation obscure".
Il laisse ainsi se dévider son soliloque, nous attire et nous maintient au vif de sa souffrance, de sa détresse : la table rase, la solitude, le non-sens de tout, l'impossibilité de s'échapper, la honte, la pensée du suicide, la folie côtoyée, les mots insuffisants et qui trahissent, l'obligation de poursuivre en dépit de l'épuisement.. Et comment mieux traduire cet état où l'énergie fait défaut qu'en notant : "le sujet meurt avant d'atteindre le verbe" ?
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à suivre
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01/01/2015
De Fabrice Cavaraca au "Monde des contes"
Comme dans la vie à l'envers, cela fait penser aux réveils. La peur de se réveiller, seul corps posé ici-bas.
Il n'y a rien à dire, personne à qui parler avec les mots d'une autre époque. Celle du sable et des déserts. Des océans infinis et du coeur triste. On a mangé. Le sable raye l'émail des dents. La sérénité n'est plus. On a plongé. Du temps a passé. Comment redonner de l'éclat. Il faut creuser au plus profond du coeur rouge de l'homme et de la bête. Avec les dents, avec les griffes, la main et les doigts. Il faut manger le coeur palpitant de l'homme et de la bête et il faut manger la terre et la boue de la terre. Il faut croire.
Fabrice Caravaca
in Un corps contre la terre, éd. des Vanneaux 2010
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Le monde des contes
Aussi, ce que nomment les signes du monde – qui nous sont monde de signes, me replongent-ils dans mon enfance, dans un temps que le temps n’a pas touché, ou presque. Là, dans la relative pénombre de la bibliothèque paternelle, deux livres prenaient place qui plus tard devaient donner couleur à mes mots, depuis l’île où ma famille et moi vivions, aux confins du Sahel.
En premier lieu, les Contes de cristal, édités tout juste un an avant ma naissance, livre que l’on m’avait offert. Fort d’une épaisse couverture cartonnée, des peintures de Vanni accompagnaient les textes d’Alice Coléno. De cet album, dont chaque page tournée ouvrait sur un monde à part, les images seules m’en furent d’abord accessibles. Assurément, « La Perle » était le conte qui m’ouvrait les voies de l’intérieur. Ici, dans les eaux du dessous trônaient – parmi les poissons-scies, poissons-coffres et poissons volants – une rutilante méduse, imposante de majesté, dont la traîne embrassait plusieurs degrés de la conscience. Au souffle de la mer battant les rochers de l’île mère, l’écriture, ainsi projetée.
En second lieu, une Anthologie poétique de Jean Cocteau, illustrée par l’auteur, dont les graphismes filiformes, les entrecroisements nébuleux, en queues de paons, fondaient dans l’ovale pisciforme d’un œil, esquissait les pattes d’oie de figures dont la chevelure se défaisait en girandoles. Ces appendices mêmes avaient pouvoir de me faire traverser les âges et me ramenaient insensiblement à la méduse soleil des Contes d’Alice Coléno. La boucle, ainsi bouclée…
Et si le monde des contes n’était que celui d’un retour aux sources de nos émotions premières, une quête sans fin ? Daniel Martinez
21:08 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
30/12/2014
"L'envol de l'année", poèmes de Michel Butor, dessins et peintures de Jean-Marc Brunet
Aux éditions A/B, vient juste de sortir (ce 20 décembre) un livre d'artiste de la plus belle eau, hors commerce, fort de ses 38 pages, avec des poèmes de Michel Butor que les lecteurs de Diérèse connaissent bien et des oeuvres de Jean-Marc Brunet, que l'on pourrait situer dans la mouvance de Joan Mitchell, du moins pour ses peintures. Dire tout le bien que je pense du travail de l'un et de l'autre, qui ont échangé bien des lettres, livrant ainsi, au fil de la plume, des parcelles de leurs univers respectifs, échanges qui ont vu naître des livres-objets, à quatre mains : Couples Errants en 2012, Migrations et Dissémination en 2014.
Avec L'envol de l'année, Butor fait le tour des saisons à sa manière, enlevée. Le printemps, par exemple : "les vergers se couvrent de fleurs / le chant du rossignol prolonge / les renouvellements du jour / dans l'archipel des crépuscules". Pas de ponctuation, vive les vers (tout à fait) libres qui plongent dans le quotidien pour en capter tout le suc et donner mémoire à ce qui n'en a pas. Grâce du poème en quelque sorte, que le scripteur tient entre ses doigts ; comme Brunet le pinceau, quand il réinvente à sa façon et pour le plaisir des yeux (qui en redemandent) "Les oiseaux de Butor" (huile sur carton, 30 x 24 cm, 2008).
Oiseaux qui justement conduisent le thème de la seconde partie du recueil, Migrations ; et là ce sont des dessins, où l'artiste use de la pierre noire et du pastel pour simuler le vol de ceux qui portent avec eux l'espoir, calligraphient la nue, vont d'arbres en arbres émerveiller dame nature de leurs chants. Ecoutons Michel Butor : "Nuages bateaux des filets / qui ramassent des poissons / et nous nous précipitons / comme si c'était pour nous / qu'ils avaient fait leur récolte/ mais nous nous méfions des hommes / qui ne nous comprennent pas". Voilà qui est bien dit : on l'aura compris, Michel Butor parle en lieu et place de ces créatures des airs que les campagnes (et encore !) continuent de respecter. Et regarde se faire et se défaire le monde des humains ; sans se payer de mots, sa poésie vise à l'essentiel, épinglant au passage les maux de notre monde, ancré dans ses vérités et dogmes. A l'inverse de l'écriture d'un Philippe Jaccottet, qui vise à la condensation d'émotions et sensations confuses, celle de Michel Butor décrit un monde perdu, à tous les sens du terme, mais que le poète est en mesure de restituer, par ses vers, comme bouteille à la mer. Il n'est plus ce "prince des nuées" que chantait Baudelaire, mais ouvre sur un espace intérieur révélé/restitué page après page, livre après livre. DM
* demain, je vous parlerai de la vie du blog, à bientôt.
14:00 Publié dans Arts, Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)