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19/09/2021

"L'exploration par l'écriture - entretien avec Charles Juliet", d'Yves Prigent, éd. Calligrammes, 17 août 1993, 72 p.

Charles Juliet : Peut-on éprouver une certaine délectation à écrire ?

Yves Prigent : Sûrement. Comme beaucoup de délectations, elle passe par différents dispositifs. En premier lieu, il y a la délectation tout bonnement et tout bêtement narcissique d'une certaine reconnaissance sociale ou autre... Mais sans doute le fin du fin de cette délectation, c'est bien d'avoir rendez-vous avec quelqu'un qu'on ne connaissait pas et qui est en soi. Et merveille, ce quelqu'un-là, bizarrement, a également rendez-vous avec d'autres gens qui ne se connaissaient pas non plus et qui ne vous connaissaient pas davantage. Et ceux-là, pourtant, s'accordent pour venir vous rendre visite. On a là un système très subtil et complexe de délectation.

Charles Juliet : L'étranger de soi qu'on est un jour en écrivant aurait rencontré l'étranger chez le lecteur ?

Yves Prigent : C'est en cela que c'est du grand art, ou de la subtilité délectatoire. A mes yeux, c'est le plus subtil dans l'art d'écrire : on touche l'autre, et ce n'est d'ailleurs pas sans analogie avec la situation amoureuse. Ce que l'on touche dans l'autre est une zone de lui-même que l'autre ignorait, et cela émane d'une zone que nous-mêmes maîtrisons mal. Il y a là un système de double surprise et de libertés croisées. Je suis amené à passer vite sur la délectation narcissique et même sur la délectation esthétique (entendre une phrase qui sonne bien ou lire un paragraphe équilibré), pour souligner cette expérience : la délectation de s'aventurer hors de soi-même et hors de l'autre, et d'avoir rendez-vous avec l'autre quand même. C'est là que je verrai le délice d'écrire.

Charles Juliet : Cet étranger, continuons d'employer ce terme, est-ce qu'il n'est pas aussi le noyau central de l'individu ? N'est-il pas resté étranger du fait qu'il n'a pas été découvert, rencontré ? Mais dès l'instant qu'il est rencontré, est-ce que l'individu ne le reconnaît pas comme étant sa part la plus personnelle, la plus singulière ?

Yves Prigent : C'est probable et c'est sans doute plus compliqué encore que cela. On a pu en faire l'expérience dans l'écriture comme dans d'autres phénomènes qui sont analogues, tels les choix existentiels ou le choix amoureux. C'était un "étranger", en soi, qui avait fait les choix et qui avait produit le texte. On peut être amené à s'identifier essentiellement à celui qui a fait ses choix, celui qui a écrit ce texte. Ce qui rend particulièrement intrigante cette expérience est que cet étranger qui s'est exprimé en soi, continue à s'exprimer aussi souvent qu'on le sollicite et qu'on l'interroge, et que ce qu'il dit n'est jamais la même chose et toujours la même chose. Comme dans une histoire d'amour, ça se déploie selon la même configuration mais toujours de façon nouvelle, souvent de façon inattendue. Cela crée un sentiment d'identité dynamique et encore plus de singularité. On est surpris par ce que l'on dit, par ce que l'on écrit, par ce que l'on fait. Mais si on observe, si on expérimente ces différents propos, ces différents choix, ces différents actes, on s'aperçoit qu'ils sont conduits par un logos, dirait Héraclite, par une logique dirons-nous plus banalement, par un fantasme diraient les psychanalystes, (et un fantasme qui se déploie, qui n'est pas statique). Ce déploiement est sans doute ce qu'il y a de plus fin dans l'identité, dans la singularité de chacun.


Yves Prigent

12/09/2021

"Danubiennes - douze voix féminines de la poésie slovaque contemporaine", traduction et adaptation : Jeanine Baude et Miroslava Vallová, éditions Pétra, février 2019, 258 pages, 19 €

Iseult : les lettres, les rêves à Tristan


Je pleurerai ton
nom : dents dures
broyant la nuit épaisse, plumage vierge
écailles : cœur
broyé ? dans le noir de la nuit, je gémirai ton nom :
comme si tu étais couché ici, en moi, unique
et vrai et sali par le sang,
Tristan :
il y a deux semaines déjà, un rêve peut-être ? Nue
la neige pressée sur mon pubis     je la jette
rouge de sang : éclaneige

 

Tristan
C'est inapaisable
en moi :
en toi : cette veine cet
arc-en-ciel explosé

 

les rêves ont-ils bougé ? l'enfant à venir, le feu follet ?
: la faim : de
qui : la famine : ils ne m'ont pas versé
de vin : ils ne m'ont pas appelée :

la treizième, celle qui a des ailes :
je ne gêne
ni ne manque
à qui : à travers les treize murs, les treize
rivières : vivante ? les rêves
qui martyrisent, s'enchaînent, la neige amère changée
en rubis

 

ou bien l'été : 
le manque : le matin :
humide
vide
mûr : le matin
au bord peut-être d'un rêve
fou : peut-être le tien : le ciel lacéré,
nous sommes étripés comme animaux
du sacrifice : nos entrailles sorties : sacrifiée : sacrifié :
          sur l'autel
de quel dieu immuable : et ancien :
après : le rêve : le pubis dévoilé ? le pubis de porcelaine
celui d'une poupée, sa peau translucide, vide :
je suis ?

Anna  Ondrejková

07/09/2021

"Littérature vagabonde", de Jérôme Garcin, éditions Flammarion, décembre 1994, 348 pages, 120 F

Détour


Philippe Jaccottet à Grignan


   Ce n'est rien : tout juste un cerisier chargé de fruits dans cette lumière d'été pleine de grâce qui se prolonge après le coucher du soleil - une "grappe de feu apprivoisé". Ce n'est rien : tout juste un verger vert et blanc de cognassiers sous la tranquille pluie d'avril - une "musique de chalumeaux et de petits tambours encore assourdis par un reste de brume". Ce n'est rien : tout juste, à l'aube, un chant d'alouettes, au sommet de la Lance, qui forcent la voix pour appeler le jour - une "cohorte d'anges cherchant à soulever le couvercle énorme de la nuit".
   De ces riens quotidiens, Philippe Jaccottet continue avec patience et humilité d'être le traducteur dans un Cahier de verdure où, par le miracle d'une prose cristalline, le cahier se confond avec la verdure, la parole avec ce qu'elle désigne si bien : où sont les mots, où les cerises ? L'auteur de Chants d'en bas qui célébrait, en 1975, "une fête longtemps perdue" s'applique toujours, de poèmes en pensées, de promenades en souvenirs, à rassembler les "fragments d'une joie" très ancienne, très lointaine, dont il saisit les éclats dans les paysages de la Drôme, une page de Roud ou Hölderlin, une fleur de séneçon, la légèreté d'un rire, la limpidité d'un regard, tout ce qui l'aura gardé de se "dessécher", et nous aura abreuvés. Qu'il nous reste Jaccottet est un bonheur complet et, comment dire, rassurant.
   Il vit à Grignan, entre plaine et montagne - "cette masse énorme comme une cathédrale, comme des orgues de roche et de glace". Là, il fréquente Musil et Ungaretti, écrit des poèmes simples et lumineux. Les lire, c'est vivre mieux. C'est découvrir la légèreté. Des pivoines, il dit dans Après beaucoup d'années que, groupées, elles dessinent une figure de ballet. Des eaux fugitives de la Sauve, il écrit qu'elles sont tellement claires qu'on penserait que "c'est le ciel lui-même qui les a déléguées jusqu'à nous sur ces degrés de pierre". Il aime que les alouettes ne soient "jamais fatiguées de bondir, même au-dessus des champs boueux de l'hiver".
   J'ai découvert 
Philippe Jaccottet il y a une vingtaine d'années, grâce à son compatriote Jacques Chessex, qui m'avait aussi initié à leur maître commun : Gustave Roud. De Jaccottet, je relis souvent L'Ignorant, Airs, Requiem, La Semaison, A travers un verger. Ce sont des amis fidèles. Dans la poésie contemporaine, où trop souvent la mathématique des intentions écrase l'émotion, Philippe Jaccottet nous réconcilie avec un genre si pur et si exigeant qu'on l'avait cru oublié de nos contemporains. Il dessine un avant-goût de l'éternité.


Jérôme Garcin

11:40 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)