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06/09/2021

Poésie brésilienne : Marcos António Siscar, "O roubo do silêncio", 2006

Marcos António Siscar est né à Borborem (État de São Paulo), en 1964. Il est professeur de Théorie de la littérature à l’université de São Paulo. Il a séjourné à Paris de 1988 à 1992, date à laquelle il a soutenu un DEA à l’université de Paris 8. En 1995, il a présenté une thèse doctorale en Littérature Française, sur l’œuvre de Jacques Derrida.
Traducteur, entre autres, de Tristan Corbière, Michel Deguy, Jacques Derrida, Jacques Roubaud, Marcos Siscar a publié plusieurs recueils de poésie au Brésil et participé à l’anthologie 18 poètes portugais + 1, aux éditions Michel Chandeigne. Il est responsable de la Revista de Letras (revue de l’université de São Paulo), et l’un des éditeurs de la revue luso-brésilienne Inimigo Rumor. Son premier livre a été publié chez L'Harmattan en 1998 : Jacques Derrida : Rhéthorique et philosophie, suivi par Não se diz (Rio de Janeiro, 1999), Metade da arte : 1991-2002 (2003), O roubo do silêncio (Ed. 7 Letras, 2006), Interior via Satélite (2010), Manual de flutuação para amadores (2015). Son dernier titre : Isto não é um documentário (août 2020).
Les proses poétiques qui suivent ont été traduites pour la première fois par Raymond Bozier et l'auteur in Diérèse 36 ; ils sont extraits de 
O roubo do silêncio, Le rapt du silence, opus accueilli ensuite par les éditions Le Temps qu'il fait. Un titre pour le moins prémonitoire, au regard du nombre de ses livres que l'on peut lire en français. Voici :


Poésie en chemin


Si juste un instant juste de la pointe d'un fil tu te rappelais tu mettais au moins sous les yeux la cérémonie sans retour le visage qu'on ne refuse si tu te voyais maintenant en s'écoulant en se laissant si tu sentais au moins l'enflure des mots signifiant sans savoir l'inflation des corps convergeant vers leur arrêt si tu ne t'attachais pas à la supposition convaincue de prothèses de conjonctions d'appuis pour le cœur de tubes pour le puits sombre des artères de liquides bleus pour les cellules si juste un instant tu mourrais combien d'amour te rendrait insensible combien de faits te rejoindraient de poésie te ferait être contre tes désirs des faits de communauté de communion contre tes échantillons de douleur et de peur de force et de secret et cependant pour le moment dans ce bout de la rue juste un coin de rue ces larges enjambées répétées ces lieux réitérés pour la recomposition du temps de la narrative en renouvelant des fantasmes en créant des soupçons la trame l'attente l'espoir l'ajournement le rêve du corps immobile comme une machine belle et inutile sur les décombres de poussière ou la goutte argentée de sueur descendant de tes narines.


Diptyque du silence

1

J'aime ton silence, la façon dont tu te tais. Te voilà, pâle, assise contre la paroi. Je protège avec inquiétude la bougie, fragile, de l'intempérie insoupçonnable d'être aimée. Je préfère ne pas dire que je t'aime, la jouissance lente du regard nous suffit. Je n'ai pas non plus besoin d'écrire ton nom. Ce qui n'a pas été dit peut-il être oublié ? Pour que le verbe existe, au début, il a fallu du silence dans la chair. Puis, la parole naissante, lui a donné des limites, a inauguré le vers et composé l'histoire avec de l’interruption. Je ne sais pas pourquoi j'ai besoin de te dire tout ça.

2

J'ai été interdit de silence. Je connais bien ce qui fait mal. Je lis sur chaque partie de mon corps l'histoire d'une humiliation. Quand on mâche le bâillon, il n'y a que le corps qui médite, mélancolique, volontariste, hors de ses gonds, en deçà ou au-delà de ce dont il s'agit. Le corps ne se tait pas, il fait du témoignage volontaire. Ce qui n'a pas été dit peut-il être oublié ? Seul ce qu'on ne dit pas mérite d'être dit. Le verbe s'est fait chair par le silence. Mes mains font les gestes d'un paysan, dont la féroce agriculture m'apporte la promesse de l'oubli.

(à Jaime Ginzburg)

Marcos António Siscar

04/09/2021

"Poésies" de J.W. Gœthe, traduit par Gérard de Nerval, enté de 4 lithographies de François Rouan, éditions La Délirante, 23 mars 1994, 48 pages

Ma déesse


   Laquelle doit-on désirer le plus entre toutes les filles du ciel ? Je laisse à chacun son opinion ; mais je préférerai, moi, cette fille chérie de Dieu, éternellement mobile et toujours nouvelle, l'Imagination.
   Car il l'a douée de tous les caprices joyeux qu'il s'était réservés à lui seul, et la folle déesse fait aussi ses délices.
   Soit qu'elle aille, couronnée de roses, un spectre de lis à la main, errer dans les plaines fleuries, commander aux papillons, et, comme l'abeille, s'abreuver de rosée dans le calice des fleurs ;
   Soit qu'elle aille, toute échevelée et le regard sombre, s'agiter dans les vents à l'entour des rochers, puis se montrer aux hommes teinte des couleurs du matin et du soir, changeante comme les regards de la lune ;
   Remercions tous notre père du ciel, qui nous donna pour compagne, à nous pauvres humains, cette belle, cette impérissable amie !
   Car il l'a unie à nous seuls par des nœuds divins, et lui a ordonné d'être notre épouse fidèle dans la joie comme dans la peine, et de ne nous quitter jamais.   
   Toutes les autres misérables espèces qui habitent cette terre vivante et féconde errent au hasard, cherchant leur nourriture au travers des plaisirs grossiers et des douleurs amères d'une existence bornée, et courbées sans cesse sous le joug du besoin.
   Mais, nous, il nous a accordé sa fille bien-aimée; réjouissons-nous ! et traitons-la comme une maîtresse chérie; qu'elle occupe la place de la dame de la maison.  
   Et que la sagesse, cette vieille marâtre, se garde bien de l'offenser.
   Je connais sa sœur aussi : moins jeune, plus posée, elle est ma paisible amie. Oh ! puisse-t-elle ne jamais me quitter avant que ma vie s'éteigne, celle qui fit si longtemps mon bonheur et ma consolation : l'Espérance !


Johann Wolfgang von Gœthe

traduit par Gérard de Nerval

03/09/2021

Poésie cubaine : Elmys García Rodriguez (traductions inédites de Pacôme Yerma)

Un instant qui pourra imprimer sa marque au silence

J'ai commencé
à marcher sur mes pas
à l'extrême limite de tout,
portée par ce paysage même
qui peu à peu s'est substitué
à mes paroles.
M'arrêtant devant le mur
d'une ville invraisemblable
qui rendait visibles
mes fantasmes,
mon espace lunaire
a clos peu à peu le cercle
de l'hiver humide,
lointain paysage
qui grandit dans les vitraux
d'une autre époque,
cycle de lumière déployé sur ma tête,
comme la saison tardive
sans cesse m'arrête là
dans la quiétude de mes pas.
Si tu pouvais toi y arriver
là où naissent mes racines
et derrière les miroirs
éclipser mes tristesses,
si le temps pouvait se fragmenter
laissant paraître
mes questions essentielles !
Si tu pouvais être le silence
que je recherche
dans la pleine lumière du temps
là où d'ordinaire s'accordent
la raison et l'espérance.

* * *

C'est là même que s'ouvrent tous les chemins

Par la porte est descendue la lune
qui s'est laissée choir devant mon lit,
une petite lampe m'assure
que cette nuit les ombres
empliront ma maison
pendant que j'attends l'homme
qui m'écrira sur les épaules
et aura disparu
en me laissant ses poignards
près de la porte,
les mains marquées
par l'empreinte du temps.
Les ombres accusent les formes de mon corps
le poisson qui surgit de ma bouche
glisse entre mes jambes,
c'est de lui que le chemin s'échappe
entre les mains d'un visage nouveau venu,
la nuit tombe sur moi
et j'allume ma lampe,
mes bras s'ouvrent pour t'accueillir
tes seules absences tiennent dans mon poing.
Ma solitude va grandissant
dès l'instant où tu t'éveilles à l'aube,
j'ai souvenir de mon oreiller vide,
de mon amertume la matinée durant,
le corps glacé
par tant d'attente,
je me demande si
ce qui tressaille ici au-dedans
ne serait pas le galop de tel animal.
C'est là même que s'ouvrent
tous les chemins,
tous les centaures
finissent dans cette étendue léthéenne
d'eau et de cendres,
j'ai cessé alors de regarder tes mains
et tous deux sommes restés là, les bras croisés
face à l'infini.

Elmys García Rodriguez
Holguín, 2002
traduite par Pacôme Yerma

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