31/07/2020
"Les Enchantements de Prudence" de Hortense Allart, Paris, Michel Lévy frères, 1873
Envie d'aller voir, dans le cinquième parisien, à l'angle du boulevard de l'Hôpital et de la rue Buffon, si le restaurant Arc-en-ciel n'est pas tombé en poussière, ce restaurant où allaient déjeuner Chateaubriand et sa dernière conquête, la jeune Hortense Allart, quarante ans de moins que lui, après s'être promenés dans les allées désertes du Jardin des Plantes, alors Jardin du Roi. Ils avaient au premier étage une petite pièce à eux qui s'ouvrait sur la campagne.
Comme elle le raconte dans son roman autobiographique, Les Enchantements de Prudence, après être revenu longuement sur son grand âge, l'approche de la mort et la fin de tout ici-bas, "il demandait du vin de Champagne pour animer, disait-il, ma froideur : je lui chantais alors quelques chansons de Béranger, Mon âme, la Bonne Vieille, Le Dieu des bonnes gens... Touché, il revenait sur lui-même, disait qu'il eût aimé être poète.
Ces chansons le sortaient de sa mélancolie, éveillaient son génie, le jetaient dans un état exalté, triste et doux... Plus amoureux, plus vif, il me disait que je lui donnais les plaisirs les plus charmants, m'appelait séductrice... et dans cet endroit solitaire, il faisait tout ce qu'il voulait".
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30/07/2020
"Cendrier du voyage", de Jacques Dupin, éditions Fissile, avril 2006, 32 pages, 8 €
Enfants du glas
I
Ce rude lit de fortune, ma gouttière de bleuâtre torpeur, ce lit trop étroit pour séduire encore le sommeil, je n'ai plus qu'à m'y couler comme un lingot de plomb. C'est le moment qu'espérait l'enfance aux aguets derrière la vitre nulle pour apporter ses relents, ses bizarres traînées de lumière, le brisement de sa voix d'incomprise ou d'étrangère, et ce désir surtout qu'elle a, de se bercer à mes années rugueuses. Et de retour à mon chevet, voici la nuée des anciennes mouches qui scintille et bourdonne, qui implore et menace... Vraiment, je n'ai plus la force d'inventer de nouvelles erreurs, d'éclairer de nouveaux mirages. Je deviens immobile. Comme on entre dans la mer.
Jacques Dupin
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29/07/2020
La zone grise : Journal du (dé)confinement X
Que dire de cette zone grise, qui recouvre les non-dits de la crise sanitaire mondiale, en passe de devenir pour le grand nombre une idée fixe, éclipsant tout le reste de l'actualité, nationale et internationale ? Certains y voient une possible amorce de l'extinction de l'espèce humaine - rien que ça ! D'autres, une nouvelle ère pour des États musclés qui pourront ainsi réguler à l'envi les libertés individuelles des masses en s'appuyant sur un pouvoir médical omniprésent, relayé par celui des laboratoires. Ah, ça non, eux ne chôment pas, mais tournent à plein régime. Il suffit de voir à l'heure actuelle les files de personnes qui se font tester pour un oui, pour un non et pour on se demande quelle raison au juste, puisque l’immunité une fois la maladie contractée n'est que provisoire. Et j'allais oublier, dans ce Grand Bal Masqué estival, les médias, télévisuels ou autres, pour orchestrer le tout, au propre et au figuré.
Tiens, à propos de victimes, quid du traitement des malades en ehpads pendant le premier confinement ? J'en discutais avec Olivier : il travaille pour une mairie du Maine-et-Loire et s'étonnait du nombre de morts dans ces établissements qui auraient dû être protégés des visites extérieures. Précisément, comment ces contaminations, a priori en vases clos, ont-elles pu prendre une telle ampleur, si les consignes de départ avaient été respectées ? Je lui ai signifié qu'à Ozoir-la-Ferrière, il n'y avait à ce jour aucun mort à déplorer en ehpad ou établissements assimilés. A l'échelle hexagonale, c'est une autre musique.
Olivier : "Voilà ce que j'appelle la zone grise, une zone indéterminée ; comment mesurer par exemple le nombre de cas où dans les ehpads l'on a abrégé les souffrances des contaminés en les déclarant perdus d'avance ? En tout cas, une partie du personnel soignant s'est appuyée sur la nouvelle législation et personne, sauf toi peut-être, aurait l'impudence de le leur reprocher."
Moi : "Mais, avant le terme choisi par l'autorité médicale, informait-on les familles de la chose si je puis dire ?, et là, je ne te parle même pas des adieux légitimes que les proches de ceux que l'on allait envoyer ad patres avaient le droit de réclamer". Un ange passe.
"Tu sais, Olivier, je vais te conter une histoire. L'autre jour, un homme dans la rue de Reuilly m'apostrophe. "Ma femme est réanimatrice, c'est aujourd'hui le dernier jour pour demander une prolongation de son contrat. Pour éviter de trop attendre au guichet de la Poste, et comme elle est de garde, j'ai dû confectionner le recommandé contenant sa demande par Internet ; pourriez-vous me prêter votre smartphone pour que je photographie ce pli, n'ayant pas de preuve de dépôt ? Je lui ai prêté bien volontiers mon portable, il a ensuite pu transférer la photo sur son PC. Avant de se quitter, et pour me remercier : "Merci infiniment, Monsieur, vous êtes une bombe atomique !", ne se doutant pas que c'était pour moi une manière d'insulte."
... A la réflexion, cet empressement autour d'un contrat pour un service de réanimation, comment dire ?, m'a quelque peu gêné, par principe. Et puis je me suis dit que décidément je voyais le mal partout. Nenni, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Vanessa de Pizzol, qui tient avec Andrea Genovese un journal poétique en ligne, Belvédère, dont le numéro 59 traite du sujet, fait partie comme votre serviteur de ces sceptiques, pour qui l'excès de malheur en deviendrait donc le remède ? Elle m'écrit : "on a l’impression de vivre un apartheid de la pensée qui se double d’un apartheid masqué/non masqué..." La peur de la mort conçue comme une ligne de vie, nouvelle façon d'oublier que l'on ne construit rien de solide sans prendre le risque d'être, quel que soit le contexte, quel que soit le danger. C'est avec la réalité qu'il faut jouer, non avec l'image que l'on se fait d'elle, dans un miroir aux anamorphoses.
Daniel Martinez
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