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10/01/2016

Alberto Moravia opus 2

       ... Jean-Noël Schifano : Vous avez dit un jour que le sexe, c'était comme le scarabée d'Edgar Poe : indispensable, mais en même temps insignifiant... mais vous dites aussi que, pour le romancier contemporain, le sexe a valeur de langage et non de recherche du plaisir comme dans le roman du dix-neuvième siècle...

Alberto Moravia : Je dis qu'en littérature le sexe doit être absolument nécessaire, indispensable pour la structure d'un récit, d'un roman, comme le Scarabée de Poe et indispensable : on ne pourrait pas écrire cette nouvelle sans parler du scarabée, ou la Lettre volée sans parler d'une lettre. Si je n'y avais pas parlé de sexe, je n'aurais pas écrit du tout certains de mes livres !... Le sexe est complètement inutile et, à certains moments, complètement nécessaire. Et puis je veux ajouter une chose. On me dit toujours : le sexe, pourquoi vous écrivez toujours sur le sexe...
"Alors, disons ceci : le cinéma a été muet jusqu'en 1930 environ ; après, il a commencé à parler. Et actuellement, verriez-vous volontiers un film moderne muet ? Non ! C'est la même chose avec le livre et le sexe. On sent que quelque chose manque parfois dans certaines situations littéraires, là où le sexe est aboli, comme, par exemple, l'abolissait Flaubert. Flaubert écrit : "Elle s'abandonna", c'est tout. Alors que décrire le sexe dans cette situation-là serait nécessaire, voilà tout : cette situation est incomplète, comme le cinéma est incomplet sans la voix."

J-N. S. : On a dit de Desideria, publié en 1978, que c'était une "Education anti-sentimentale", êtes-vous d'accord ?

A. M. : Je ne connaissais pas cette définition-là : elle est très bonne. Je l'approuve complètement. C'est une éducation anti-sentimentale parce que c'est une éducation psychanalytique. Desideria, sans qu'elle s'en aperçoive, est le ça, moi je suis le moi et la voix, c'est le sur-moi.

J-N. S. : Contrairement à certains écrivains, notamment italiens, tels Camon ou Volponi, vous avez toujours refusé l'idée d'une psychanalyse, car, dites-vous, "le niveau culturel des psychanalystes est inférieur au mien, je ne peux donc pas me confier à eux. Il faudrait, au fond, que ce soient des prêtres". En ce cas, l'athée que vous êtes se confierait-il ?

A. M. : En Italie ou ailleurs, c'est vrai, pour la plupart, leur niveau intellectuel est inférieur au mien. Et puis, l'écrivain fait sa psychanalyse avec ses livres, il se psychanalyse lui-même, il n'a donc pas besoin d'une psychanalyse supplémentaire. Quant au prêtre, je l'ai dit pour une raison très simple : il agit, lui, au nom de quelque chose que le psychanalysé reconnaît comme supérieur ; tandis que, dans le cas d'un psychanalyste, il y a une collaboration, ils sont donc sur un pied d'égalité, il n'existe aucune autorité en dehors de la psychanalyse. Le manque d'autorité n'autorise pas le psychanalyste à se placer au-dessus du psychanalysé.

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Alberto Moravia opus 3

                                         Thanatos


Jean-Noël Schifano :
Du sexe à la mort, il n'y a qu'un pas. Il vous arrive de faire un rêve récurrent : vous êtes dans un grand hôtel en Amérique, et vous n'avez plus d'argent, et vous dites que c'est votre rêve de mort...

Alberto Moravia : Parce que je ne peux plus rentrer en Italie. Je ne peux pas payer ma note d'hôtel ni mon billet de retour. Je suis prisonnier, mais pas si triste que ça dans le rêve. Je trouve que c'est absurde, parce que j'aurais dû partir avant : j'ai gâché toutes mes journées à ne rien faire, j'ai gaspillé mon temps... Je pense que ce doit être la mort, parce que c'est un rêve qui revient et, au fond, n'est-ce pas, on ne revient pas de la mort, voilà tout.

J-N. S. : A votre mort, vous y pensez ?

A. M. : Je n'y pense jamais. Voyez-vous, je pense que nous vivons à une époque où il y a cinq milliards de personnes et on meurt à quatre-vingt dix ans. Les rapports entre la mort et la littérature se sont cassés. Ils existaient lorsque le monde avait peut-être cent millions de personnes et qu'on vivait jusqu'à vingt-cinq ans ! (Rires.)
Nous sommes trop nombreux et en même temps nous vivons trop longtemps. Alors la mort n'est plus un thème littéraire. Je ne trouve pas qu'il y ait beaucoup de livres dans la littérature moderne qui s'occupent de la mort ; tandis que tous les livres du Moyen Age donnent une large place à la mort.  

J-N. S. : Au printemps 1968, vous avez écrit : "Je n'ai jamais versé une seule larme devant les crucifix d'Occident. La souffrance, la douleur, la mort, ne m'émeuvent pas. Mais l'intelligence, si. Devant le Bouddha de Gwangju, j'ai eu les larmes aux yeux... devant le sourire désespéré de l'esprit." C'est étonnant de la part d'un Latin ; c'est beau ; est-ce bien vrai ?

A. M. : Oui, c'est vrai. C'est absolument juste, en somme, c'est arrivé. J'étais en Corée et j'ai vu ce Bouddha extrêmement émouvant, justement parce que extrêmement intelligent. La souffrance, vous savez, la souffrance, ça touche aux nerfs : si vous avez un système nerveux comme les poissons, vous ne souffrez pas du tout !

J-N. S. : Vous êtes un Sagittaire, pourtant ! Revenons donc au feu et aux passions de l'Occident ! Y a-t-il, en Italie, un événement politique des années ou des siècles passés que vous aimeriez fêter ? 

A. M. : Moi, j'aimerais toujours fêter la Libération. C'est une chose importante, qui rattache l'Italie à l'Europe, en ce sens que l'Europe a fait un effort épouvantable pour se libérer du nazisme : elle en est encore fatiguée, mais, quand même, elle a réussi à se libérer ; nous aussi, en Italie, nous nous sommes libérés du fascisme.

J-N. S. : En 1933 - vous en souvenez-vous ? - la police fasciste vous interpelle à Rome parce que vous refaites votre noeud de cravate devant une vitrine de la place Venezia !

A. M. : (Rires.) Oui, c'est vrai !...

J-N. S. : C'est depuis cette période que vous donnez tant d'importance au choix de vos cravates !...

A. M. : Non, mais on pouvait être arrêté pour ça ! J'ai, en effet, un grand plaisir à choisir des cravates colorées. Nous nous habillons plutôt à l'anglaise, sans couleurs très décidées : la cravate est le seul de nos vêtements qui lance un message à travers la couleur. La cravate doit avoir des couleurs vives, sinon autant vaut ne pas en porter : si elle est grise, ça veut dire que vous ne voulez pas communiquer avec le reste de l'humanité ! La cravate est un message.

                                                                                            Fin de l'entretien

Alberto Moravia (1907-1990) opus 1

Eros et Thanatos

  Jean-Noël Schifano : En 1960, l'année de l'Ennui, Pasolini a écrit une poésie sur vous : "Moravia, toi qui es langue limpide/ et limpide raison..." Toujours limpide, la raison ?

Alberto Moravia : Je suis un écrivain sec et raisonneur. Je l'étais en 1929, en 1960, je le suis encore maintenant.

J-N. S. : En 1929, vous publiez les Indifférents. Il faut rappeler que c'est le premier roman existentialiste, six ans avant l'Etranger. Et votre Michel est encore plus étranger, plus aliéné au monde que Roquentin ou Meursault...

A. M. : C'est exact. Oui, l'aliénation, l'ennui, déjà, l'écrivain véritable ne pousse-t-il pas toujours le même cri, de son premier à son dernier livre ? Mais aussi le problème de l'action, qu'a annoncé Dostoievski dans les Possédés et surtout les Frères Karamazov. Si Dieu n'existe pas, tout est possible. Et moi je dis : si Dieu n'existe pas, rien n'est possible, et c'est la même chose.

J-N. S. : Dans l'Ange de l'information, vous montrez, entre autres, que l'information n'a pas grand chose à voir avec la connaissance...

A. M. : La connaissance, c'est uniquement lié à l'expérience. L'information, c'est rien du tout. Un enfant devant la télévision apprend tout ce qu'on peut savoir sur le monde entier, sur l'Amérique, la Chine, l'Europe, mais ce n'est pas une connaissance, ce sont des informations. C'est comme une ombre qui donne à cet enfant un faux sentiment de puissance : il pense tout tenir en main, il n'a rien. Il faut une expérience directe pour arriver à la connaissance.

J-N. S. : A la connaissance sexuelle aussi, donc. En 1985, dans l'Homme qui regarde, vous faites un étrange rapprochement entre deux obsessions, l'une qui vous donne des cauchemars, l'autre qui vous fait rêver, la fission atomique et la fente sexuelle de la femme...

A. M. : Ca marche très bien en italien, parce que les mots sont les mêmes : fissione et fessura !... En tout cas, ce que je voulais dire par là, c'est qu'il y a dans la science une curiosité, une énorme curiosité qui, à l'égard de la nature, est semblable à la curiosité du voyeur. La science veut connaître, elle veut voir quelque chose qui est défendu, le mystère de la composition de la matière ; et le voyeur veut voir quelque chose qui a toujours été caché, jusqu'à hier... Il n'y a pas de précédent pour ce qu'on appelle la pornographie moderne, parce qu'on regarde là où personne n'a jamais regardé.

J-N. S. : A Pompéi, les Grecs, les Romains...

A. M. : Ah ! les Grecs et les Romains s'en tiraient, eux, avec des stylisations ! (rires).

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