11/08/2020
"C'est la vie", de Gil Jouanard, éditions Verdier, janvier 1997, 112 pages, 80 F
Lorsque l'homme s'avisa de passer de l'état de nature à celui de culture, il se ménagea des espaces intermédiaires, qui lui permettaient de garder un pied dans le vaste monde tout en sécurisant ses mœurs et ses réflexes dans les abords d'un "chez-soi". Déjà, il avait inventé la campagne, compromis entre la luxuriance de la planète exempte d'intentions et son propre ego, implosant de desseins et de désirs. De moyen terme en pis-aller, il en vint enfin, tardivement, aux confins de la protohistoire et de l'histoire, à concevoir ce modèle réduit d'univers qu'à l'avenir constituera le jardin. Franchement utilitaire dans un premier temps, celui-ci ne tarda pas à joindre l'agréable à l'utile et, sans négliger l'usage potager et fruitier, il se mua en microcosme ornemental, voué à l'agrément des sens et au repos de l'esprit. Il serait peut-être même pertinent de considérer que c'est lui, le jardin, qui a inventé l'homme moderne, quelque part entre la Grèce ancienne et l'Andalousie médiévale. N'est-ce pas d'ailleurs le "jardin d'amour" qui, dans les pays de langue d'oc, fit éclore cette disposition affective et mentale dont devaient à jamais se trouver bouleversées les mœurs européennes ? Morcelant le visible, le jardin suggéra à l'humain, jusque-là spontanément grégaire, l'idée révolutionnaire de l'individualité. Ayant ainsi fait son œuvre, il retourna à sa vocation d'espace de succulence et de beauté, modèle réduit et unité de mesure du vaste monde. On n'y travaille plus guère ; on s'y promène en rêvassant.
Février 1993
Gil Jouanard
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10/08/2020
"De singes et de mouches", de Jacques Dupin, orné d'encres de Pierre Alechinsky, éd. Fata Morgana, 64 pages, 777 exemplaires
"A poem is not made of words"
"Un poème n'est pas fait de mots"
George Oppen
Tant que je respire ils dansent
une danse aux bras trop longs
une pensée volubile
une langue de verre une langue
de soufre
et de pigments de fer égarant
l'ocre de l’œil
excrémentiel
le bleu grisou de l'interstice.
Ils dansent ils sont revenus
graffitis sur la paroi
métaphores dans le nuage
pour ensanglanter la sphinge
décaper à mort
de sa lèpre de ses mouches
de son arrière-saison de lances
lunaires
la pointe de feu
de l'énigme
(un élargissement du soleil
un coma
du ciel second
sa grimace dans la vitre
aveuglant le verre)
et le soufre.
Jacques Dupin
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08/08/2020
"Chemin d'aventure" de Daniel Martinez
Le temps se perçoit comme qui emporte sans rien dire
sur l'écran son ombre projetée
muée en fragments de mots parus
déparés dans l'eau noire des yeux
des violettes des menthes sur le seuil
y entendre murmurer l'étoile morte
à deux doigts du bleu de la mer
sous le souffle puissant des sphères
l'instant infinitésimal l'espace ouvert
du haut de la falaise où l'eau joue sa mélodie
de ses vagues profondes en figures variées
là même où la rêverie se pose
sur les ailes distraites du machaon
éclairées de l'intérieur
Le temps se donne comme une femme
sur un parchemin de silence
le feu entre ses mains les tiennes
serions-nous composés de la même terre
que le poème son chemin d'aventure
quand le cœur se dérègle jusqu'à
l'éveil des choses d'insectes mille
s'agitant jusqu'à la lampe de pierre
l'étincelle qui court sous les larmes des dieux
roses jaunes serties dans le chèvrefeuille
tu te penches tu écris à travers
les lignes de la terre peignée
ce qui n'a pas de fin
mais aussi bien pourrait un jour
te cueillir à l'improviste
entre récifs et sables blancs
dont le livre déploie la rumeur
là même où hier et demain s'interposent
et de la soie au papier redessinent
à leur manière l'intention fondatrice
comme fructifient de concert
les arabesques de la vigne
l'inquiétude et l'interrogation
sans issue de l'espèce
Dans le si peu dicible de longues étamines
si légères qu'elles bougent sans cesse
ainsi que les feuilles du tremble
en un frémissement vivant
Daniel Martinez
19:14 Publié dans Séquentielles | Lien permanent | Commentaires (0)