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07/03/2021

"Journal indien (poèmes)" : Daniel Martinez

Jhujhunu

Entre les acacias s'élève
un banian sur la gauche
et vole un milan puis un autre
volent mille ans tout au long
du muret de pierres


L'herbe rase d'en bas
les lances rousses des millets
ici ou là devenues
emmêlement d'algues
laissées par le jusant


Tout concourt
l'eau de sa peau
frôle ma peau
la rose des vents
le rond de la joue
un nouveau rivage


Le blanc immense
le blanc de l'aube
taché par un sourire feu
une haleine l'entoure
l'onde d'un chant
pare les bris de paille


Ton souffle retranscrit
Jhujhunu j'écris ce nom
de village dans l'Inde
qui s'éveille muette encor
deux hommes sommeillent
sur le toit d'une Jeep

Tempes battantes
écloses dans l'enclos
où sensibles s'embrasent
les feuilles des daturas
où flotte hagard
un drap de sisal
bleu acier sur bleu noir


Trois saris passent
redessinent les lignes
du demi-sommeil
pays premier


Du vermillon au jaune
les couleurs retrouvées
des mots anciens

en leurs soyeuses textures.


Daniel Martinez

 

10:10 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

03/02/2021

Journal indien ( I ), Daniel Martinez in "Diérèse" 79, octobre 2020, 15 €

à Jayanti V.


"Emancipate yourself from mental slavery", avais-je lu dans une boutique, sur une feuille aux incrustations dorées, rayées de petites fibres colorées qui semblaient des pilosités prises dans l'ambre. Puis, à la sortie, sur une pancarte : "Clean desert, green desert". J'étais en Inde, au pays de Gandhi, un homme dont on continue à parler ici comme d'un mage, à révérer comme tel.

Une des dix réincarnations de Shiva : la dixième est toujours attendue, ce sera si tant est, en cheval. Sa tête est bleue : couleur du ciel, de l'universel. Deux vautours d’Égypte trônent sur un arbre dénudé.

Sur une pièce de tissu, des hommes à l'ombre d'un grand acacia, jouent aux cartes, silencieusement.

Ici, une réserve à eau se dit "paoli"... Eau minérale en provision, ma réserve vitale. Sous le lit de ma case, au crépuscule, vu une blatte qui faisait la taille d'un lézard. Dans mon bagage, un masque balinais me sert à l'écraser sans remords, puis, enrobée du bout des doigts dans une feuille, à la jeter par la "fenêtre". L'embrasure, devrais-je écrire.

Pour être vus de loin, certains puits ont quatre minarets.

Des femmes en procession passent : avec des noix de coco sur des plateaux et des coupons de tissus multicolores.

Quel est-il donc, celui-ci ? Un pèlerin qui, portant un fanion rouge, va courir les chemins un mois durant. Il fera halte pour s'y recueillir, aux temples de la déesse Dourga.

Toujours à portée de main, Un Barbare en Asie, de H. Michaux, à la couverture cartonnée et toilée ; livre que j'annote à mesure, dessinant dans les marges, au stylo bille.

Des marchands riches (les "marwalis") et leurs riches demeures, des "havelis". Sourire ?

Il y a aussi des Indiens qui voyagent, pas vraiment pour le plaisir, bardés de matelas, draps, oreillers, en wagons climatisés, aussi chers que l'avion.

Des saris sèchent sur des épineux, léger vent. Ma chemise à carreaux bleu nuit achetée dans un bazar de Calcutta s'est déchirée sur le côté ; soupir, elle ne me collait pas à la peau (au propre), malgré la sueur, en continu. Qu’importe : vivre dans un présent de naissance, source d’intime félicité.

Le frigo du pauvre : jarres, cruches de couleur ocre ou grise et plus ou moins pansues, où l'eau reste fraîche. Plus loin, avec toute l'attention requise : transportés à bicyclette, des bidons de lait, percussions légères.

À l'improviste presque, des fours à briques, pareils à d'ocres talus surgis là.

Les routes transverses, dans un tel état ! "En Occident, vous dites bien des nids de poules, ici, ce sont des elephant nests, nids d'éléphants". Certes. 

Un cyclopousse pour les deux kilomètres qui me séparent de mon lieu d‘hébergement, l'homme me demande, pour le prix du déplacement : "What you want" ; ce sera pour ma part 300 roupies. Il me serre longuement les deux mains, ajoutant (que c'est) "a very good price". Amusé, suis-je, par les réflexions d'un Européen à qui je comptais l'aventure et qui me dit, l'air accusateur : "Mais comment avez-vous pu vous livrer à cela ?, vous faire conduire comme leurs anciens colonisateurs ?" Diable !, mais quel fossé décidément sépare l'humanitarisme de l'humanisme...

Des journaliers assis sur leurs talons à l'ombre d'arbres à bois de rose. Payés à la journée, du jour à son possible lendemain des dents manquent à certains. Croiser leur regard, pour se le reprocher. Un dentiste aux petites fioles rouges. Des enfants de sept à dix ans sculptent au regard de tous, sur de petits tapis colorés, de la pierre à savon (brisée à la première chute) qui sera vendue aux touristes comme du marbre : on peut y voir d'abord le Taj Mahal, des figures de dieux, à s'y perdre, le Palais des vents... Leurs doigts sont blancs sous le poinçon manié avec une habileté qui laisse rêveur. A deux pas, un imprimeur dont l'atelier sous l'appartement qu'il habite laisse paraître les caractères dans leurs petits compartiments dédiés et la presse. L’éclat de son trésor. Dans la vitre profonde, les prémices qu’aile l’esprit.

Levant la tête : sur les terrasses courent des singes, de garde-fous en garde-fous. Petits cris de reconnaissance échangés entre eux. Chapardeurs, à l'affût du moindre quignon de pain à voler, ou de quelques victuailles à leur goût. Mais on laisse grandes ouvertes les fenêtres, pour laisser passer un peu d'air.

Un chien famélique ; plus loin, une vache dont le cou fait un angle presque – à l'ombre d'une roue de tracteur. Indifférente, superbe de majesté.

Ce calme régnant, en apparence. Il est là, encore, celui qui écrivit, de retour au pays : En Occident, le journal d'une femme indienne. Respect pour le vivant, pour celles et ceux qui en portent l'image, toutes conditions confondues.

Daniel Martinez

17:43 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

28/01/2021

Un Voyage en Tunisie

Ces notes, qui datent de 1997, impressions brutes, goût de l'aventure, îlots mémoriels, voici :

"Départ de Marseille par le Rodanthi, à 19h30 au lieu de 18h00. Fauteuil pour chacun, la nuit sur l'eau qui mousse, mais incroyable : les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Profiter d'un moment d'inattention du sbire pour rejoindre Annie, échanger quelques mots, puis le blouson sur la tête pour dormir. Nuit infâme, courbaturés nous le sommes, au final. Tôt le matin, depuis le poste de pilotage, sur le pont où nous sommes montés, pour voir. A nos côtés, la Sardaigne : "Un géant nous regarde !" 
Plus loin, nous en approchant, c'est un phare que croise le ferry-boat, par un petit vent d'aube brumeux à souhait, nous piquant le blanc des yeux, comme par surprise. Sous la coque, un sillage bleu vert, crémeux. Matinée de soleil sur le pont. Nous discutons avec Ophélie, une jeune lyonnaise, qui nous apprend qu'érémiste, elle n'avait plus rien à perdre. Elle s'en va vivre à Sousse, "ville où il n'y a rien, ou à peu près, que la vie à goûter dans sa mélodieuse sérénité". Nous l'encourageons dans ce sens. Y croire, c'est aussi et surtout risquer de gagner l'aventure. En battant les cartes, les jeux ne sont pas faits.

Après-midi passée à tracer au feutre orangé notre itinéraire pour les deux semaines à venir : objectif, traverser tout le sud tunisien jusqu'à Bordj El Khedra (si possible). Je repense à Hubert Lucot, dont la femme est native de Gabès. Au jour d'aujourd'hui, et ce qu'il m'a fait envoyer pour Diérèse laissé sur ma table de travail, en Seine-et-Marne, à Ozoir, ma ville d'adoption. Pauvrette, dont il ne fait que parler, la Femme dans tous ses états, heureuse vraiment ?, la concernant, glotte sèche. Soins palliatifs et mort annoncée, voilà. Le sang noir, aurait dit Guilloux. Terrible, la destinée, quand la grande faucheuse aiguise l'acier du tranchoir.

Il faudrait un deuxième jerrycan de 20 litres, nous le prendrons sur l'île, à Djerba même. A 18h02 précises, le soleil, englouti. La nuit se fait pressante. Sur le pont, un des serveurs courbe la main au-dessus de l'astre déliquescent, comme s'il pouvait accélérer sa progressive disparition. Qu'il pouvait, le touchant, ne pas s'y brûler... voire l'enfoncer lui-même dans la grande bleue (la tête de mon ennemi sous l'eau : un retour à l'enfance, toujours. Nage dans une oasis, une palmeraie, premier visage du Paradis).

Pour repas : au menu, des rougets grillés accompagnés d'une paella maison. On se parle et l'on savoure à petits prix, Ophélie s'est jointe à nous, des gambas arrosés de lichées de rosé frais : du Mornag sur la table, une bouteille aux courbes d'amphore. Pointant une ville à peine indiquée sur la carte entièrement déployée, l'itinéraire dessiné. La brise nous oblige à la refermer au plus vite, tandis que ses pages dépliées en éventail n'arrêtent pas de claquer sur elles-mêmes. Les côtes, enfin...

Et des étoiles vives dans les yeux."

Daniel Martinez

03:18 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)