04/02/2019
Quelques pages de mon Journal
Gérard Engelbach : "Je n'ai jamais rencontré Pierre-Jean Jouve ; mais, jeune encore, son œuvre m'a interpelé, pour ne plus me lâcher. J'avais pu me procurer à la librairie La Hune, qui venait d'ouvrir, un exemplaire, datant d'avant-guerre, du recueil de poèmes Les Noces. Un choc, une révélation ! Puis André Frénaud m'a longuement parlé de Jouve, qu'il admirait profondément. Je peux dire que c'est à travers les textes de Jouve que j'ai appris à écouter Mozart, à lire Hölderlin, à vraiment regarder Delacroix et Courbet. Avec Jouve j'étais, je suis en permanence dans le Verbe, la magie du vers et de la phrase de prose aux longues résonances. Et cette présence sourde, multiple, de la Femme ; l'inconscient accepté, affronté, puis apprivoisé, conduit jusqu'aux rives de lumière. Et l'exigence, le labeur incessant, ce que le rythme annonce, ce qu'instaure le mot. A parler de Jouve, je deviens lyrique, mais pourquoi m'en défendre ?
... Autre terrain favorable : vous connaissez comme moi le sérieux de la revue "Les Temps modernes", où officiait Sartre (nos populistes en herbe y auraient perdu leur "latin", ou ce qui leur en tient lieu) qui pourtant ne rechignait pas à mouiller la chemise quand il fallait défendre une cause et à en débattre dans la foule. Parenthèse mise à part, il y avait aussi, dans le comité de rédaction de ladite revue un romancier que vous avez lu comme moi, j'ai nommé Bernard Pingaud, à qui la poésie ne déplaisait pas (un euphémisme) alors que Sartre s'en moquait comme d'une guigne. En quelque sorte, il anticipait ce qu'a dit de la poésie ce poète-photographe, Denis Roche, qui était il faut bien le reconnaître, meilleur photographe que poète. Claude Simon l'était aussi, photographe, mais il n'a jamais dénigré ce qu'il couchait par ailleurs si brillamment sur le papier... et dans son œuvre Simon n'en fut d'ailleurs pas si éloigné que cela, de la poésie : relisez Le Vent par exemple, extraordinaire ! Un peintre pareillement, mais je n'y suis pas vraiment sensible, à sa peinture.
Eh bien, pour ne pas perdre le fil, Pingaud devait m'inviter aux "Temps modernes" avec Jacques Réda, Jacques Roubaud et Jean-Pierre Burgart. Aucun d'entre nous n'avait encore publié de recueil. Nous lui devions beaucoup ; vous voyez, Daniel, les pesanteurs que peuvent entraîner un comité de rédaction, mais aussi cette chance offerte dès que dans le lot si je puis dire, une personnalité sait s'imposer. Avec vous, je l'ai donc échappé belle. Si mon écriture ne vous plaisait pas, vous m'auriez laissé de côté (c'est tout simplement redoutable)."
J'échange avec lui un regard qui voulait dire : "Mais voyons, Gérard, comment aurais-je pu me tromper à ce point ?" Et lui donne, sans qu'un mot fut prononcé, un livre de ma bibliothèque, que je tiens en estime, Dialogue avec Suso, de Thierry Metz. "Henri Suso, le mystique ?" Oui, Gérard, un recueil très pensé, vous verrez. Nous en reparlerons. DM
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02/02/2019
Quelques pages de mon Journal
Gérard ajoute : "J'ai été reçu par André du Bouchet rue des Grands-Augustins. Un homme... étonnant ! Il pouvait rester près d'une demie-heure sans dire un mot et moi, forcément, j'étais gêné, en retour. Mais comprenez-moi, Daniel, ce n'était pas pour me signifier que j'étais un intrus ou que je le dérangeais dans son travail. Non point ; c'était sa façon de penser, de prendre de la distance avec le monde qui nous entoure (vous voyez ce que je veux dire) et la conversation reprenait tout naturellement, un peu comme si l'on était passé du rêve au réel, sans crier gare.
La conversation en arrive à Yves Bonnefoy, un "monstre sacré" de la littérature du vingtième siècle. André : "Nous étions, Yves et moi, au même comité de lecture, celui de "L’Éphémère", travaillée de l'intérieur par ses courants internes." Comme je vous comprends, au passage, Daniel, d’œuvrer seul à Diérèse.
André du Bouchet, me demandant d'être discret, m'a confié : "Ce qui me gêne, avec Yves Bonnefoy, c'est que j'ai toujours l'impression que ce qu'il produit est de seconde main." Relisez-le donc. Comparez son écriture par exemple à celle d'un Pierre Jean Jouve : beaucoup plus profond, là où Bonnefoy paraît toujours rester en surface. Ses vers dans leur harmonie presque parfaite confinent au système, et la manière ne varie pas vraiment, d'un livre à l'autre. Ne m'en tenez pas rigueur, Daniel, vous m'avez parlé en bien de Début et fin de la neige, mais les poètes sont durs entre eux, sans doute parce qu'ils visent d'abord la qualité et que la notoriété... est une autre affaire, plus celle d'un public potentiel. DM
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01/02/2019
Quelques pages de mon Journal
Vous parler aujourd'hui d'un auteur rencontré au bonheur des jours, Gérard Engelbach. Voici ce que j'ai noté de notre entretien, sans aucune autre logique que le flux des paroles, de la vie tout simplement. Amitiés partagées, Daniel Martinez :
C'était du temps de l'Occupation, ils étaient quatre poètes à se réunir autour d'un verre au Rouquet, rue des Saints-Pères à Paris : André Frénaud, Guillevic et les deux Jean : Tardieu et Follain. Vous n'ignorez rien de sa triste fin, à l'ami Follain : il finit écrasé place de la Concorde, au sortir d'un repas, et distrait comme de coutume... Nos compères se lisaient leurs derniers poèmes, échangeaient leur impressions.
Des années plus tard, Gérard conte l'anecdote à Michel Deguy, qui lui rétorque : "Vraiment ? Mais ne craignaient-ils pas de se faire voler leurs trouvailles ?". Un sourire en coin qui précède le mien, nous nous regardons et... Pareille idée n'aurait jamais effleuré ces auteurs qui se retrouvaient en poésie, loin d'une vision protectrice de leur création. Pourquoi voler un ami ? Il ajoute : "L'auteur est vecteur de la création, qui ne lui appartient pas." Puis me lit un extrait de son opus, paru chez Sud en 1987, Peupliers dans ma musique : "Dans la forêt sans âge. Roulant de mur en mur. Déchirant l'invite, poursuivant seul : pas ennemi, pas de farouche idée. Assis, regardant. Le bruit, le mouvement, les mâts comme un tapis d'aiguilles. A toutes fins utiles un quai, la grande bouche bleue." DM
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