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24/11/2019

Michaël Glück, "Tu dis que vers la fin" 

(fragment d'un journal, 29 avril 2018)

ce n’est qu’une bouillie, syllabes concassées, phonèmes brisés, chants, nennies, thrènes, oraisons méconnaissables, tout cela, ce magma des mots, ces entassements de morts, tout cela dans la bouche du vivant et la bouche qui ressasse, à son tour, sera avalée, broyée, déchiquetée, déchirée, crânes sous terre seront sédimentés, oreilles pétrifiées avec les mots sous l’épaisse cendre du temps

tu dis que vers la fin on commence par perdre l’usage, égarer le sens, déplacer les noms, confondre les mots et les morts, on commence, ça commence par l’enlisement, l’essoufflement, on ne sait plus d’où vient cela qui bute contre les dents, contre les prothèses, vers la fin, on s’épuise à placer un mot juste dans le puzzle d’une phrase, puis, peu à peu, on ne sait plus même ce que peut être une phrase, on s’accroche à quelques mots, quelque partie d’un mot, puis on ne sait plus rien, on n’a plus même cette petite énergie, on renonce, c’est une mise en abyme qui va jusqu’à s’énoncer, à dire vrai on ne sait où : à quoi bon à quoi bon

or si langage à ce point se perd, alors, oui vraiment, à quoi bon, il ne faudrait alors ni insister, ni persister, ni perdurer, se prolonger, ni être prolongé, à quoi bon, les mots se retirant emportent la chair, dévastent le visage, engloutissent et la matière et la pensée, les mots bulles de rien qui éclateront, rien du rien, rien du peu, rien du tout, lente agonie, lente dispersion, décomposition, oui, décomposition, mais ce mot n’est-il pas déjà depuis longtemps venu au bout du stylo, cuti à réaction sur la peau du papier, oui, décomposition, répétition de l’anéantissement d’un, répétition de l’anéantissement de tout, nous, un, chacun sait cela, mais qui s’insurge, fût-ce vainement, qui se redresse et dit je sais mais ne me résigne pas tournent dans la bouche les mots


Michaël Glück

 

LA GROTTE  AUX COQUILLAGES.png

La "Grotte aux coquillages", à Viry-Chatillon

08:55 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

29/10/2019

A bâtons rompus

Discussion avec Pierre Dhainaut, ami de longue date, fidèle de Diérèse (pour autant, nous nous sommes toujours vouvoyés) autour du numéro 30 de Poésie 1, (nous étions en février 1973) une livraison consacrée aux "Poètes du Nord", vendue deux francs, où il figurait au sommaire, avec quinze autres poètes. Pierre y regrettait l'absence de deux poètes pressentis, J.L. et J. P. L'un parce qu'il ne jugeait pas sérieuse cette publication, le second pour de plus obscures raisons, de celles qui lui valurent un jour d'être éconduit sans autre forme de procès par la NRF, où il tenait chronique. Me laissant entrevoir le dessous des cartes, en quelque sorte... Par parenthèse, il est vrai que, si louables soient ses visées, Poésie 1 se permettait alors d'insérer des publicités qui n'avaient rien à voir avec le sujet (flashes sur la "Lainière de Roubaix", les "Draps Agalys" ou telle publicité immobilière...). Passons. Car au final, c'étaient des revues relativement ouvertes, moins tributaires des subsides publiques ; et plus durables dans le fond.

En page 46, on y voit Pierre Dhainaut photographié par Ralph Delvalle ; mais aussi, surtout dirai-je, un poème de jeunesse, un texte dont je vous donne lecture plus bas, extrait d'un recueil alors inédit : "Le Recommencement". Pierre avait déjà publié dans les revues La Brèche (revue surréaliste née en octobre 1961, dirigée par André Breton), Les Cahiers du Sud, Le Nouveau Commerce, Cahiers internationaux de Symbolisme, Gradiva, Sud, L'Herne, Le Journal des poètes. De ses livres parus à ses tout débuts, je retiens, au fil de l'eau : Secrète lumineuse (La Salamandre, 1963), L'Impérissable (H.C., 1963), Blasons (H.C., 1969), L'Art naïf (Robert Morel, 1973) auquel répondra des années plus tard l'admirable : De grandes libertés de langage, à propos des écrits bruts (A bruit secret, mai 2001), livre enté d'un CD.
Pour l'heure, voici les lignes que j'évoquais, à la façon de notes contenues entre deux parenthèses. Aspiration toute charienne à l'élévation, portée par le langage, ce qui l'anime :


(Ce lieu réel chaque jour, puissant mais impondérable, à la fois dur, fuyant, j'ai voulu dans le poème à nouveau le parcourir, le découvrir, m'éprouver. Nord, la plaine immensément se dilue, pèse, la mer fascine et meurtrit, se donne et se ferme, les cieux pourtant recèlent, éblouissantes, des profondeurs paisibles... langage et paysage, à la fin je ne sais plus lequel est intérieur, lequel bien tangible, sur quoi mon refus porte ou ce que j'approuve, il s'agit plutôt d'une conquête à travers les choses, à travers leurs chiffres, apparences, apparitions - comme toujours, il s'agit de gagner la cime où l'on peut derrière soi laisser, d'un coup, le domaine mortel. Tout conduit à cette cime : le vent, les mots sont ainsi forces et que je capte et qui me captivent, entraînant, nouant, entraînant plus fort, jusqu'à la plénitude, enfin bondir en la création sublime dont le Nord serait non point le miroir nostalgique, et ce poème un reflet trop pâle, mais le songe impatient, la brûlure déjà. Moins qu'ailleurs, ici, l'on n'oublie ce que savait Nerval "Dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus vive." Alors importent, importent peu l'oiseau, l'arbre ou la fleur, la campagne ou la rue, la mer, et ma propre parole : à tout moment je sais que j'arrive, tout me le dit, tout doit venir. Terreur et chance. Arrachements. Noces.)

 

Le Recommencement, Pierre Dhainaut

 

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03:04 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

19/08/2019

"Le Temps des yeux", éd. Le Lavoir Saint-Martin, nov. 2016

En novembre 2016 a paru, de la main de votre serviteur - aux éd. du Lavoir Saint-Martin, Le Temps des yeux (qui obtiendra en janvier 2019 le prix de la Fondation de la Poste). Mais ce qui m'intéresse d'abord ici, plutôt que l'aimable lettre reçue de Christian Bobin à réception de mon livre, ce sont les commentaires du regretté Jeanpyer Poëls, les voici :

LA TEMPS DES YEUX BLOG.jpg

 

Une lampe* dans les deux premiers exergues, le monde confronté à une réalité doublement émise par son sens et son non-sens, et, la personne de l'aube qui ne veut perdre du spectacle rien (Dans Le Dernier Royaume I, de Pascal Quignard, on lit : "Retrouver l'aube partout, partout, partout, c'est une façon de vivre."
Quant aux yeux dont est avancé le temps, ne pourrait-on pas concevoir, comme le concevait Paul Eluard, leur facilité d'être "fertiles" ?
"Une mise en ligne du bonheur", telle une confidence, et, des coulures de mots, en somme "un voyage calligraphique", rapproche le poète de "l'infini" - et cet infini c'est... Gaëlle et son rêve d'"ondulations marines", elle qui ramène le charmé à juste titre près de son premier jardin.
La luminosité de la vie avec ou en dépit de(s) pensées hors de la pensée..., "certes" s'en va, mais elle, la vie, demeure... et requiert son : "bonheur".
Amitié donnée, cher Daniel, et le cœur "au réel" de Gaëlle que j'embrasse, à celui de Guo, donc au tien, Guo que j'embrasse aussi.



Jeanpyer
20 II 2017

*Elle porte les mains comme une lampe / Des mains prisonnières des miennes / Sa tête est nouée de lumière" (Jean Malrieu)

"C'était avant les choses dites. / Connaissant l'astre et le moment. / La lampe nue dans son royaume." (Roger Giroux)

En pages 9 et 10, en guise de préface - à laquelle se réfère Jeanpyer, ce texte intitulé :

 

Entre les lignes

 

Le fin duvet de lumière qui tapisse la peau intérieure, de la sphère des émotions jusqu’à celle des idées, ne précise l’objet qu’en regard de ce qui le perd : une brassée de cailloux sous les pas, quelques fruitiers derrière la clôture que des touffes d’asters pavoisent de violet, des particules miroitant au fond d’un puits, muées en vaguelettes sur les cloisons de la prochaine nuit.

Ici et là, des grappes noires à l’ombre des feuillages se ramifient derrière de grands rideaux de toile écrue, à délier d’un souffle. C’est bien à cet instant précis, précieux entre tous, que se compose la phrase, celle qui nous porte, happée par le silence régnant, par les pleins et déliés avalisés par la feuille, jamais blanche sous la main.

C’est ainsi, et c’est bien là que se tisse le chemin, changeant d’échelle à mesure. Les paroles se taisent, les mots se donnent puis reprennent leurs droits, sans jamais dévoiler le secret, celui qui nous fait écrire, plus démunis peut-être qu’un enfant ? : ici le sujet principal.

Le Temps des yeux, comme pour tenter de garder en soi et dans l’extension de tout cette sorte de grandeur qui nous établit dans la vie, dans ses menées, ses mille et mille nuances où se concentrent nos tensions et se réconcilient nos turbulents antagonismes. S’il se peut, en réanimant l’image dans sa fuyante matérialité, à l’envers du voir, justement. Toujours, le poème nous est histoire et demeure. Et les espaces qu’il ouvre tout à la fois se mêlent, se recoupent, s’enchaînent et se superposent dans l’étendue du langage, qui tâche à les restituer au mieux.

Le livre que vous tenez entre vos mains a été écrit en vingt-deux mois, jour pour jour. Un Journal poétique ? Plutôt une mise en lignes du bonheur – vitalité du signe –, dans un monde qui ne le ménage pas.

 

Daniel Martinez

11:34 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)