03/08/2018
Du plasticien au poète : Max Ernst (1891-1976) & Paul Eluard (1895-1952)
Paul Eluard fut associé de près aux travaux de collages surréalistes de Max Ernst. Le poète écrivit plusieurs textes, publiés en 1948 sous le titre "A l'intérieur de la vue", inspirés de la série de collages que le peintre avait réalisés pour Valentine Hugo en 1932 (cette série comprend 8 "poèmes visibles" réunissant un ensemble de 20 compositions). Le "Second poème visible" a inspiré à Eluard le texte suivant :
"I
Six cent soixante-dix soleils, quand j'éteignis la lampe, descendirent dans le gouffre de mes yeux.
Comme au creux des Alpes, le rayon foudroyant du jour le plus court de l'année. La lumière contrariait mes habitudes, froissait la pudeur acquise dans les circonstances honteuses de la vie commune. Le rideau de cristal noir était crevé. Je me trouvais sous la loupe épouvantable de six cent soixante-six soleils et je me supposais couverts de boues, de croutes, de cendres, de poils emmêlés, de matières inconnues plus rebutantes que celles que je n'avais jamais osé toucher.
Le lendemain, les yeux ouverts, je me vis successivement revêtu de mousses, de flocons, de coraux, de glaciers et d'un petit feu tranquille et mordoré.
En somme aussi grand que nature.
II
Haute lignée des étoiles. De ses rames acharnées l’œil bat en vain le temps. Caprice d'un observatoire, premier caprice d'une vierge faible pour un gibier indifférent.
Elle vise au hasard et s'agite sans fin. Son regard est tenu en laisse.
Elle surveille de si loin toutes les routes. Rien ne passe. Et chaque flèche qu'elle envoie la déçoit.
III
Une femme, laissée sans lumière, ayant perdu celles de sa propre substance, de son premier état humain. Fantôme de l'iniquité, qui ravage les longues terres fertiles que j'explore. Bête vouée tout entière à l'impuissance des monstres vidés, elle se lève de mes pas, elle qui aurait pu tenir à mes côtés la place du plaisir englouti, du bonheur inconnu. Elle que rien ne préserva."
Paul Eluard
16:45 Publié dans Arts, Auteurs, Remarques | Lien permanent | Commentaires (0)
04/07/2018
"Pour mon père", de Tatiana Tolstoï, éditions Allia, 124 p., 6,10€
Si tant est que la mémoire aime chasser dans le noir, voici aujourd'hui une note de lecture comme je les aime, limpide, poignante et de la plus belle eau, voyez :
Des neuf enfants que comptait la famille Tolstoï, Tatiana n'était sans doute pas celle qui ressemblait le plus à son père. Ni ce désir inépuisable de "se dévouer à quelque chose et à quelqu'un", ni même la couleur des yeux paternels – "bleu profond, chercheurs et lumineux" - ne lui étaient venus en héritage à elle, mais à sa jeune sœur Macha et au petit Vania, le dernier-né, mort de la scarlatine à l'âge de 7 ans. Seulement, Tatiana était l'aînée des filles de Léon Tolstoï. Et c'est en cette seule "qualité" qu'elle revendiqua d'écrire pour "défendre la vérité" sur ses parents, pour tenter de rectifier les interprétations erronées de faits exacts.
Le résultat ? Un petit texte passionnant publié par les éditions Allia, 88 ans après sa première parution dans un numéro spécial de la revue Europe. Rédigé dans un français très pur, Sur mon père n'intéresse pas seulement par les informations fournies sur l'auteur de Guerre et Paix. Il pose aussi, implicitement et sans aucun narcissisme, la question brûlante du lien entre écriture et vérité.
Tatiana ne prend visiblement pas la plume pour produire un texte littéraire. Ni par tradition familiale, tant s'en faut. Dans une courte préface, elle explique à quel point on lui a souvent reproché de n'avoir pas "protesté contre les impostures, les plagiats, les contrefaçons, les calomnies qui de temps en temps paraissaient et paraissent encore dans la presse du monde entier", associés au nom de Léon Tolstoï. A tout cela, dit-elle, Tatiana n'a jamais répondu autrement que par un silence de marbre. Mais le personnage radical de Léon Tolstoï, qui se défit de ses biens (y compris des revenus de ses livres, qu'il fit tomber dans le domaine public à partir de 1880) par aversion pour toute forme de propriété, puis par négation de la notion même d’État, devait évidemment déchaîner les commentaires. D'autant que sa femme, avec laquelle il entretenait des relations pleines d'amour et d'une immense douleur, peinait à le suivre sur des chemins aussi pierreux (au point que Tolstoï finit par s'éloigner pour agoniser loin du domicile conjugal, prononçant le mot "fuir" dans la fièvre qui précéda sa mort).
Quand les divagations prirent un cours plus impétueux, pourtant, quand elles émanèrent d'anciens amis, la fille de l'écrivain n'y tint plus. Le plus grave, explique-t-elle en dénonçant leur attitude, est d'aligner des faits vrais pour en tirer des conclusions fausses. Aussi le devoir lui commandait-il de sortir de sa réserve, dans le souci d'établir la vérité. "Serge ! J'aime la vérité... beaucoup... j'aime la vérité." Telles sont, d'après Tatiana, les dernières paroles de son père, adressées à l'aîné de ses enfants. La Vérité, ce père extraordinaire en avait fait le "héros" de son œuvre.
La fille, de son côté, tend de toutes ses forces vers l'authenticité, "douloureux devoir". Y parvient-elle ? La question, finalement, n'est pas aussi cruciale qu'il y paraît. Le regard posé par un enfant sur ses parents n'a jamais qu'une valeur de témoignage, à la fois plus proche et plus empreint d'émotion que celui de quiconque. Même lorsque le narrateur s'efforce à l'objectivité, comme le fait Tatiana Tolstoï vis-à-vis de sa mère. La recherche d'une vérité profonde, en revanche, est un moteur puissant de la littérature, quels que soient les détours employés pour l'atteindre. Et c'est cela, certainement, qui fait de ce livre beaucoup plus qu'un simple et pieux récit familial.
Raphaëlle Rérolle
22:17 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
13/04/2018
"La Dame du Fleuve" de Wendy Wallace, traduit par Karine Reignier-Guerre
"Lorsqu'elle atteignit l'endroit du tunnel où se trouvait la fresque, elle se figea et leva sa lampe. Le faisceau éclaira la dernière colonne de hiéroglyphes, surmontée d'un oeil en amande, symbole du dieu Horus. Penchée vers la paroi, Harriet distingua, juste en dessous, une silhouette de femme assise tournée vers la droite. Elle comprit alors que ces hiéroglyphes devaient être déchiffrés de droite à gauche, car on lisait toujours les inscriptions vers le visage des personnes qu'elles mentionnaient.
Harriet aperçut aussi le signe neb, une corbeille tressée qui signifiait "seigneur" ou "maître", suivi de la marque du féminin, et des deux lignes droites qui représentaient la Haute-Egypte et la Basse-Egypte.
- La dame des deux terres, murmura-t-elle, les yeux rivés vers l'inscription.
Oui, il n'y avait aucun doute : cette série de hiéroglyphes se traduisait par la dame des deux terres. Harriet les contempla avec une fascination teintée de révérence. Des hommes avaient tracé ces signes sur la paroi trois mille ans avant notre ère. Ils l'avaient fait parce qu'ils croyaient au pouvoir des mots. C'était pour voir ça qu'elle était venue à Thèbes, se répéta-t-elle. C'était pour parvenir jusqu'ici qu'elle avait rempli son journal d'incantations. Et elle y était parvenue ! Pouvait-elle repartir sans même chercher à comprendre le sens de ces inscriptions ?
Certainement pas."
Wendy Wallace
16:50 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)