27/03/2019
Pierre Lepère in "L'imprévu de tout désir"
De Pierre Lepère, relire aujourd'hui ce qu'il écrivit in L'imprévu de tout désir, paru le 20 décembre 1990 chez Gallimard. Le poème qui suit est extrait de "Librations" : du latin libro-are, "mettre en équilibre, se balancer"). Terme astronomique qui renvoie à une lente oscillation, réelle ou apparente, d'un satellite tel que vu à partir du corps céleste autour duquel il orbite.
Surréaliste d'inspiration sans pour autant se fondre dans ce creuset, la part imaginaire ici se défait en scintillations sur le disque qu'anime l'esprit, dans ces états intermédiaires que l'on pourrait qualifier (à défaut) de rêves vigiles : du grand art, manifestement
Je te parle à mi-voix chaque soir
Avant de m'endormir sans le savoir
Le cercle des heures se referme une rose
Dans le chandelier d'ombre s'irise
Et meurt en chutes blanches le silence
Aux rides familières me guette près du mur
Que les prieurs de lierre lézardent à l'aveuglette
Je te dessine au fusain chaque nuit
Sur les rames du rêve je fus ton ami
Ton frère en solitude au sang mêlé je m'en
Souviens je te rassemble lentement
Parmi les ruines océanes de nos jeunesses
Jumelles au long des grèves où le vent crie
Goéland sourd comme si tu partais
Encore une fois déjà ton prénom de légende
Et je te touche dormant sans le savoir
Au cœur d'une phrase de feu d'une rose
Qui dure l'espace d'un jeu d'enfant
Nos réveils séparés délivrent la même aube
Pierre Lepère
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18/03/2019
Katherine Mansfield (1888-1923)
C'est l'un des poèmes de la Villa Pauline, traduit par Philippe Blanchon, que je vous donne à lire aujourd'hui. On s'étonnera que cette nouvelliste d'importance n'ait pas trouvé plus d'échos dans le monde des Lettres côté Poésie... Une œuvre poétique courte, très incomplètement traduite en français, cependant Katherine Mansfield n'en demeure pas moins sujet d'émerveillement dans certains de ses poèmes, toujours libres d'esprit, en dehors du temps et des courants. Avec, pour souci principal, une réconciliation par les mots avec le monde environnant (on sait sa vie d'errance, les répercussions du décès de son frère, sans parler de sa tuberculose...), dans des pièces conçues comme "un acte de foi". En 1915, en quête de soleil, elle fait un premier séjour sur la Côte d'Azur. Sanary a été écrit en 1916.
Sanary
Sa petite chambre chaude donnait sur la baie
A travers une palissade roide de palmiers scintillants,
Et là elle s'allongeait dans la chaleur du jour,
Sa tête brune reposée sur ses bras,
Si tranquille, si immobile, elle ne semblait pas
Penser, sentir, ni même rêver.
La chatoyante, aveuglante toile de la mer
Était suspendue dans le ciel, et le soleil araignée,
Avec une cruauté besogneuse et effrayante,
Rampait dans le ciel et filait, filait.
Elle pouvait le voir encore, les yeux clos
Et les petits bateaux pris comme des mouches dans la toile.
Plus bas, au-dessous, dans ces heures paresseuses
Personne ne marchait dans les rues poussiéreuses
Une odeur de mimosa mourant
Flottait dans l'air, douce - trop douce.
Katherine Mansfield
Extrait de Villa Pauline & Autres poèmes, éditions La Nerthe, septembre 2012.
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21/02/2019
"la poésie contemporaine, où trop souvent la mathématique des intentions écrase l’émotion" : Hommage à Philippe Jaccottet
Jérôme Garcin
Détour
Philippe Jaccottet à Grignan
Ce n’est rien : tout juste un cerisier chargé de fruits dans cette lumière pleine de grâce qui se prolonge après le coucher du soleil - une - "grappe de feu apprivoisé". Ce n’est rien : tout juste un verger vert et blanc de cognassiers sous la tranquille pluie d’avril - une - "musique de chalumeaux et de petits tambours encore assourdis par un reste de brume". Ce n’est rien : tout juste, à l’aube, un chant d’alouettes, au sommet de la Lance, qui forcent la voix pour appeler le jour - une - "cohorte d’anges cherchant à soulever le couvercle énorme de la nuit".
De ces riens quotidiens, Philippe Jaccottet continue avec patience et humilité d’être le traducteur dans un Cahier de verdure où, par le miracle d’une prose cristalline, le cahier se confond avec la verdure, la parole avec ce qu’elle désigne si bien : où sont les mots, où les cerises ? L’auteur de Chants d’en bas qui célébrait, en 1975, "une fête longtemps perdue" s’applique toujours, de poèmes en pensées, de promenades en souvenirs, à rassembler les "fragments d’une joie" très ancienne, très lointaine, dont il saisit les éclats dans les paysages de la Drôme, une page de Roud ou Hölderlin, une fleur de séneçon, la légèreté d’un rire, la limpidité d’un regard, tout ce qui l’aura gardé de se "dessécher", et nous aura abreuvés. Qu’il nous reste Jaccottet est un bonheur complet et, comment dire, rassurant.
Il vit à Grignan, entre plaine et montagne - "cette masse énorme comme une cathédrale, comme des orgues de roche et de glace". Là, il fréquente Musil et Ungaretti, écrit des poèmes simples et lumineux. Les lire, c’est vivre mieux. C’est découvrir la légèreté. Des pivoines, il dit dans Après beaucoup d’années que, groupées, elles dessinent une figure de ballet. Des eaux fugitives de la Sauve, il écrit qu’elles sont tellement claires qu’on penserait que "c’est le ciel lui-même qui les a déléguées jusqu’à nous sur des degrés de pierre". Il aime que les alouettes ne soient "jamais fatiguées de bondir, même au-dessus des champs boueux de l’hiver".
J’ai découvert Philippe Jaccottet il y a une vingtaine d’années grâce à son compatriote Jacques Chessex, qui m’avait aussi initié à leur maître commun : Gustave Roud. De Jaccottet, je relis souvent L’Ignorant, Airs, Requiem, La Semaison, À travers un verger. Ce sont des amis fidèles. Dans la poésie contemporaine, où trop souvent la mathématique des intentions écrase l’émotion, Philippe Jaccottet nous réconcilie avec un genre si pur et si exigeant qu’on l’avait cru oublié de nos contemporains. Il dessine un avant-goût de l’éternité.
Jérôme Garcin
Extrait de Littérature vagabonde
Ed. Flammarion - 1994
06:57 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)