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08/08/2019

"Han Shan montagne froide", traduit par Martin Melkonian, éditions passage, octobre 1982

dans la verte vallée

l'eau du printemps est claire

 

au-dessus de la montagne froide

la lune est blanche

 

de lui-même l'esprit

capte la lumière

 

dans la saillie du silence

le savoir naît

 

contemple le vide

il est plus tranquille encore

 

le chant des oiseaux

je ne puis trop le souffrir

pour l'heure je préfère demeurer

étendu dans ma cabane d'herbe

 

le cerises brillent

rouge lumineux

les chatons des saules

serrés laineux

font pièces d'étoffe

 

qui sait que je me suis dégagé

du monde

du grand poussier

de la poussière

et que je poursuis par-devant

escaladant la face sud de montagne froide

 

Han Shan

10:06 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

05/08/2019

Où va la littérature ?

La parole est donnée aujourd'hui à Anne-Lou Steininger, écrivain qui se fit remarquer par "La Maladie d'être mouche", son premier roman paru chez Gallimard en 1996. Suissesse, née en 1963 à Monthey, elle a aussi publié dans diverses revues de poésie. L'un de ses derniers livres parus : "Les contes des jours volés", a été publié en 2005 par Bernard Campiche.

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dessin de Pacôme Yerma

 

"Et moi qui pensais qu'en m'installant près de la fenêtre au fond de la classe, j'allais pouvoir rêver tranquille, étudier les mœurs volages des oiseaux et dessiner les plans de mes machines à tortiller le temps ! Mais non, voilà que vous m'interrogez sur un sujet des plus graves : "Élève S., dites-nous où va la littérature ?" ... j'en ai froid dans le dos. Et la présomption d'innocence, qu'en faites-vous ? Je passe mon temps à chercher, à douter de tout, je ne sais pas où je vais, et vous voudriez que je vous dise où va la littérature ! Que je vous montre du doigt une vague direction entre deux champs de navets : "Elle a passé par ici, elle repassera par là". Qui suis-je pour vous répondre, moi qui sais à peine lire et pas du tout compter, qui n'ai pas de mémoire et une vie trop courte que je mène à tâtons dans le tohu-bohu des éternels retours ? J'y verrais certainement plus clair si j'étais prof ou prophétesse, grande érudite cendrée ou sibylle de métier, amadouable et inspirée.

Mais je ne suis rien de tout cela, et d'ailleurs je m'en moque. Je cesserais d'écrire à l'instant même si j'avais l'impression de faire de la littérature. Foudroyée par un bâillement ! Je n'écrirais plus une seule ligne si je savais ce que les autres écrivent et ce qu'il faut écrire, et pourquoi et pour qui, et selon quelle tendance et dans quel encrier. Si je n'avais pas chaque fois la naïveté de vouloir tout refaire, essayer, découvrir ou détruire, jusqu'à ce que ces putains de phrases me sonnent le galop dans la tête, il y a fort à parier que je m'emmerderais comme un pou chez les skins. Non merci ! je préfère écrire de toutes mes forces contre la littérature. Et puis, je n'ai pas le temps. Quant à mes ancêtres, je les ai mangés pour ne pas m'en encombrer, en dévorant leurs livres, en respirant leur air, en chantant leurs chansons. Mangés, assimilés, oubliés. Leur sépulture dans mes veines et mes os ; pour eux pas de repos. C'est le principe de l'orphelin bien nourri : peu d'ambition mais un deuil réussi. L'orphelin de notre histoire occupe le dernier rang de la classe, près de la fenêtre : aux marches du monde instruit, il pratique de son mieux cet art difficile, à mi-chemin entre la docte étourderie et la fieffée paresse, que l'on nomme communément l'ignorance. Il veut se lever pour répondre, puis se ravise et reste assis.

Au bout du compte, je devine que ma danse cabrée, mon chemin en dentelle, me mènera comme les autres, mes ennemis, mes frères, à la même fosse commune et aux mêmes évidences, universelles rengaines que j'aurai déclamées d'une manière et sur un ton à peine différents. En attendant, c'est précisément pour cette infime différence que je m'agite et me démène, pour cette pointe d'impertinence  qui seule, acérée, peut atteindre la chair tendre du lecteur qui se cache sous l'étoffe épaisse, croûteuse, durcie de l'habitude - une simple piqûre et le voilà déjà qui se rend sans méfiance : je n'ai plus qu'à lui ouvrir la poitrine, à dégager le cœur et à l'abandonner pantelant sous une pluie de mots, de sensations ou de sentences. Telle est la loi du genre. Que l'on veuille changer le monde ou simplement se régaler de plaisir, il faut bien commencer par se faire écouter ! Le reste est littérature. Jugeront ceux dont l'art est de juger, le métier, de savoir. Pour moi, plongée dans la mêlée des phrases, je suis incapable d'avoir autant de clairvoyance.

Est-ce par manque de clairvoyance : je me réjouis de l'heureuse pagaille qui sévit maintenant car elle nous laisse - avant qu'un nouveau dogme ne vienne déboussoler notre errance heuristique - un répit de fantaisie, la trépidante liberté de questionner et de refaire le monde cent fois, mille fois par jour. Peut-être bien que la littérature, ainsi que vous semblez le craindre, la littérature écrite - celle des bouquins et des revues, la vôtre, la mienne - risque de perdre crêtes et plumes, un peu de sa superbe et un chouïa de sa vertu, dans les prochaines batailles. Débordée qu'elle est déjà par des vagues de zappeurs et de surfeurs, par le complot supposé des réducteurs de têtes qui zombissent les écrans, peut-être même qu'elle y fera naufrage. Et quoi ? Cela nous empêchera-t-il de penser et de créer ? Dois-je gratter ma lyre en hurlant : "Nenni, nenni, bonnes gens, nous ne permettrons pas qu'elle aille périssant. Tant qu'il y aura des arbres, nous vous ferons gober du mille-feuille tatoué." Mais il n'y aura pas éternellement des arbres. Alors, à quoi bon se cacher derrière eux ? S'il existe d'autres supports, d'autres moyens, d'autres techniques, modelons-les à notre guise et utilisons-les au lieu d'en avoir peur. Platon accusait l'écriture de rendre l'homme stupide. Sans elle, pourtant, que seraient devenus son nom et sa pensée ? Aujourd'hui, les journalistes accusent les médias de rendre l'homme stupide : font-ils de la philosophie platonicienne ou nous chantent-ils la fable de l'ouvrier qui dénigre son outil ? La poésie n'est pas un arbre. Moi non plus. Vous non plus. Ne nous laissons donc pas abattre. L'élève S., toujours orphelin, se lève enfin pour répondre : "Il ne tient qu'à nous..." commence-t-il. Puis il se tait pour réfléchir encore.

 

                                                           Anne-Lou Steininger

01/08/2019

Un poème : "Pontoosuce", de Herman Melville, traduit par Pierre Leyris, éditions Benoît de Roux, 15 septembre 1984.

  Le recueil Pontoosuce, de Herman Melville a été édité aux éditions Benoît de Roux : avant-propos et traduction de Pierre Leyris. L'édition originale compte 115 exemplaires sur verger Rapsodie et numérotés à la main.

Pontoosuce est le nom indien d'un lac. C'est le nom d'un poème de Melville, le nom d'une eau morte, au milieu de la terre et des fermes, c'est aussi le nom d'une écriture traduite par Pierre Leyris. Cette écriture habite un lieu :

     "Couronnant un à-pic sous lequel luit le lac,
     Les pins dressent, bien espacés, leurs colonnades
     Comme un temple ouvert à tous vents."

Herman Melville, qui fut pendant douze ans "fermier" dans le Massachusetts, circule dans ce temple qui change la nature en architecture mentale parcourue de forces et de houles. Mis en vente début novembre 1984, avec ce poème que le texte laisse sans date, ce recueil de Melville est très éloigné de l'écriture de Moby Dick. Nulles vagues, ni remous, les éléments reposent. Ils sont en équilibre, chargés de calme et de richesses. La matière est lourde. Elle donne ses fruits. Elle s'abandonne, après la jouissance des couleurs.

Les yeux fermés, nous continuons à lire, nous voyons le jaune : celui du blé et du soleil. Le mouvement est au plein de sa courbe, à son sommet tranquille. Le promeneur, appelons-le Melville, observe. Il n'est pas au milieu des champs. Il ne participe pas à l'effusion de la nature "oisive, gisante, livrée au repos". Il semble la désirer, l'appeler, mais quelque chose le retient, l'empêche de la rejoindre. Il est à l'écart. Il est dans l'ombre, en un pan de forêt qu'il nomme "l'arche brune".

L'opulence, la terre accomplie, ne semblent être là que pour faire éprouver leurs limites. La pensée de Melville cherche, sans cesse, cette ligne de frontière où les choses s'inversent, où le monde se voit depuis l'inexploré. L'inconnu, il l'a fait vivre à travers les métaphores souvent violentes : le fond de l'océan, le sauvage, le Léviathan, la divinité cruelle. Il est, ici, désigné avec un dépouillement extrême : le seul verbe mourir ou plus précisément la phrase "Tout meurt." En face de la complexité et la fécondité de l'univers, une autre terre,secrète et sans images, s'ouvre avec ce verbe.

     "Tout meurt ! Non seulement
     Ceux qui aspirent, l'homme, l'arbre, mais
     Les formes de beauté que le poète crée,
     Et les actes les plus sublimes se défont (...)"

Cette pensée mélancolique ne se résout cependant pas dans le mot mort, mais dans ce verbe qui préserve le mouvement. N'être plus c'est supposer être avant, disparaître c'est bouger. Je me souviens du marin de son roman La Vareuse blanche qui, ayant chu du plus haut du mât, étant enfoui dans les eaux, ne désirant plus que le sommeil, retrouve toute sa force et son élan au contact d'une substance sombre, un monstre océanique le frôlant. La vie le pousse, l'entraîne, le jette à la surface où il naît enfin. Ici, dans Pontoosuce, un être chemine vers Melville : une femme, une morte, l'écriture peut-être ? Elle est couverte de terre, elle chante et tout se retourne à nouveau :

     "Toute chose en tout lieu (...)
     Encore, encore, encore, à toute bride,
     Prend fin, prend toujours fin, puis recommence
     Prend fin, prend toujours fin, puis toujours recommence !"

Melville a sans doute écrit pour dire cette expérience déchirante et dangereuse qui permet la renaissance. Sa table, on le sait, était un "chevalet de torture". L'enjeu fut ce débat "où quelqu'un meurt et quelqu'un vient". Billy Budd, l'innocent condamné, ne disparaît pas tout à fait. Sa chanson demeure. Le rythme de son chant.

L'auteur de Moby Dick a souvent donné à cette contradiction vitale, à cette disparition d'un corps pour un autre, les figures de la lutte et du tourment. Dans ce texte, admirable de paix et de simplicité, le narrateur, par un baiser, s'accouple avec un être de terre, de racines et d'argile, mais sans inquiétude ni peur. "L'autre" féminin, rencontrée dans le poème, n'est pas un spectre. Elle est là : expérience physique et spirituelle de toute chose au monde, de tout sens éprouvé. Ainsi :

     "Elle s'en fut, laissant  un souffle parfumé
     Et la chaleur et la froideur de la vie à la mort liée."

Ce poème, dans sa discrétion et son silence, dans la voix basse et solitaire, qui est la sienne, est l'un des plus beaux de Melville. La langue porte son poids mais il semble écrit hier ou aujourd'hui peut-être, souffle au centre des choses menacées.

Olivier Kaeppelin

08:10 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)