16/06/2021
"Le nain rouge", de Michel Tournier, ill. d'Anne-Marie Soulcié, éditions Fata Morgana, 6 octobre 1975, 64 pages
Un soir dans un bar de Pigalle, alors qu'il venait de gagner un pari en déchirant en deux un jeu de cinquante-deux cartes à jouer, il fut abordé par un homme basané, aux cheveux noirs et frisés, et qui s'adornait de diamants. Il se présenta : Signor Silvio d'Urbino, directeur du Cirque d'Urbino dont le chapiteau se dressait pour la semaine à la Porte Dorée. Le nain rouge accepterait-il d'entrer dans sa troupe ? Lucien attira à lui une carafe de cristal avec l'intention de la faire voler en éclats sur la tête de l'insolent. Puis il se ravisa. Son imagination venait de lui représenter un vaste cratère où les têtes des spectateurs se serraient comme des grains de caviar, s'étageant autour d'une piste ronde violemment éclairée. Du cratère une ovation puissante, continue, interminable déferlait sur un personnage minuscule, vêtu de rouge, dressé seul au centre de la piste. Il accepta.
Les premiers mois, Lucien se contenta d'égayer les temps morts du spectacle. Il courait sur la banquette circulaire qui cerne la piste, s'empêtrait dans les agrès, s'enfuyait avec des cris aigus quand l'un des hommes de piste exaspéré le menaçait. Finalement il se laissait prendre dans les plis du grand tapis des cascadeurs, et les hommes l'emportaient - grosse bosse au milieu de la bâche roulée - sans plus de cérémonie.
Le rire qu'il faisait déferler des gradins l'exaltait au lieu de le blesser. Ce n'était plus le rire concret, sauvage, individuel qui avait été sa peur majeure avant sa métamorphose. C'était un rire stylisé, esthétique, cérémonieux, collectif, véritable déclaration d'amour pleine de déférence de la foule femelle à l'artiste qui la subjugue. D'ailleurs il se changeait en applaudissement quand Lucien reparaissait sur la piste, comme le plomb de l'alchimiste tourne à l'or au fond du creuset.
Mais Lucien se lassa de ces menues pitreries qui n'étaient qu'exercices et tâtonnements. Un soir ses compagnons le virent se glisser dans une sorte de salopette en matière plastique rosâtre qui figurait une main géante. A la tête, à chaque bras, à chaque jambe correspondait un doigt terminé par un ongle. Le torse était la paume, et derrière saillait l'amorce d'un poignet coupé. L'énorme et effrayant organe tournoyait en s'appuyant successivement sur chacun de ses doigts, se posait sur son poignet, se crispait vers les projecteurs, courait avec une vélocité de cauchemar, et même grimpait aux échelles, tournoyait accroché par une phalange autour d'une barre fixe ou à un trapèze. Les enfants hurlaient de rire, les femmes avaient la gorge serrée à l'approche de cette immense araignée de chair rose. La presse mondiale parla de l'entrée de la main géante.
Michel Tournier
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15/06/2021
"Le poids du monde", de Pierre Bergounioux, Hi.e.ms 3, mars 1999, 12 pages
La main de l'homme est retombée devant la hargne des genêts, des sureaux, des ronciers. L'opiniâtreté du granit, la perfidie des marais ont brisé, englouti ses rêves de domination et de conquête. Presque rien n'a changé depuis deux mille ans, à peu près, qu'il s'est risqué sur les hauteurs pour échapper, sans doute, aux calamités qui dévastaient la plaine, aux invasions, aux disettes et aux pestes, aux guerres que nous livraient Édouard III et la Prince Noir, les reîtres de tout poil, les chauffeurs, les grandes compagnies. Ce que nous avons eu sous les yeux, pour commencer, ce dont nous avons enduré, nous derniers, la double, l'invincible étreinte, matérielle et mentale, ce fut l'archaïsme tenace, l'anachronisme vivant à quoi la terre, parfois, par endroits, condamne ses habitants.
Tout le temps que la vie a persisté, vaille que vaille, à la lisière des bois pluvieux, sur la lande éternellement drapée de gris et de violet, constellée des larmes d'argent des ruisseaux, elle est restée comme étrangère à elle-même, sevrée de cette chose qui, pour être impalpable, n'en est pas moins indubitable, suprêmement réelle et merveilleuse et libératrice, la connaissance approchée, la conscience réfléchie. C'est dans "le rêve de pierre des grandes cités", comme dit Baudelaire, leur espace nettement circonscrit, rigoureusement ordonné, rayonnant que s'élabore le sens du monde, qu'il est permis de juger, de nommer congrûment toute chose et soi-même, d'être conformément, enfin, à notre nature, qui est double : par corps et en pensée. Or, celle-ci ne fait pas bon ménage avec les solitudes, les rampes bossuées, l'eau qui sourd, la callune courte et la fougère. Elle croît et fleurit entre des murs épais, lambrissés, doublés de livres, de tentures, dans l'air tiède, légèrement confiné de lieux consacrés. Et c'est sans doute l'ultime effet du primat de la matière, de la détermination qu'elle exerce en dernière instance sur la pensée que cette dernière, lorsqu'elle naît derrière des façades néo-classiques, sous des lampes, se borne à enregistrer ses entours immédiats, les façades néo-classiques, donc, et les arcades, les jardins à la française, la fausse nature du bois de Boulogne, les marronniers décoratifs, policièrement administrés, qui mirent leurs thyrses dans le bassin du Luxembourg. Ses pouvoirs s'estompent au-delà du cadre physique dont elle est l'expression et le reflet, s'abolissent sous la forêt froide, sur les brandes qui occupent l'étendue vague parce qu'il est de leur essence, farouche, obscure, irréductible, de ne s'y prêter point.
Mais, me dira-t-on, je suis en train de faire le contraire de ce que je prétends, de dire, comme je peux, ces choses dont j'affirme qu'elles empêchent qu'on les envisage, qu'on en secoue l'empire inexpugnable, la muette tutelle. Oui, c'est à les transporter dans le registre distinct où le monde existe une deuxième fois, pour nous qui sommes pensifs, que je m'applique.
Pierre Bergounioux
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12/06/2021
Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, première partie
Dunkerque, le 9 novembre 2009
Berlin du mur, Berlin des arbres
pour Jean-Pierre Thomas
Une ville avec des forêts et des lacs... Tout aurait dû me séduire sans réserve. Les circonstances ne l'ont pas permis. Le souvenir que je garde de mon passage en ces lieux est ambigu, fatalement : la merveille, la terreur, l'une ne va pas sans l'autre. Comment ai-je rencontré Berlin ?
Depuis longtemps le train avait ralenti. On nous avait obligés de baisser les stores : en dépit de l'interdiction, nous n'en finissions pas de regarder au-dehors. Vers l'aube la frontière avait été franchie à Magdebourg. Quelques sentinelles en armes patrouillaient sur les quais déserts, de larges banderoles vantant les mérites du socialisme et du travail étaient accrochées sur les toits des wagons à l'arrêt et sur la façade de la gare : nous étions bien en Allemagne de l'Est... Ensuite, à perte de vue, des landes : où le train nous menait-il ?
Que savais-je alors de Berlin ? Les bombardements, les combats de rues, les amas de décombres, je n'étais qu'un enfant à la fin de la guerre, ces images si souvent montrées par les actualités au cinéma me restaient en mémoire, mais durant le long voyage je préférais me rappeler que c'était en cette ville que Hegel enseigna, en cette ville également que Kleist se suicida, Hegel, le compagnon d'études de Hölderlin dont j'emportais comme unique livre de chevet une anthologie bilingue, Kleist dont le Prince de Hombourg avait été interprété par Gérard Philipe, la mort récente du comédien marqua le terme de ma jeunesse. Rien ne me semblait plus nécessaire que l'association comme au temps du romantisme allemand de la philosophie et de la poésie. Dans ces conditions les événements de l'été 1961 paraissaient presque irréels. Le Mur venait d'être construit : à quoi correspondait une ville ainsi divisée, isolée ? Je ne l'imaginais guère, en fait. Autant dire que j'étais prêt à toutes les surprises.
La première, non pas que l'ancienne capitale du Reich soit immense, mais qu'elle soit composée de villes plus petites au-delà desquelles s'étendent des forêts et des lacs. L'automne était superbe, et l'histoire n'avait aucune importance, les arbres accueillaient la lumière, l'épanouissaient. Quand je pense à Berlin, spontanément ce sont ces arbres que je revois, c'est ce que j'aurais aimé avant tout retenir.
Je n'avais pas eu le choix, bien sûr, de la destination. Soldat parmi tous ceux qui faisaient partie des "forces d'occupation", je ne me sentais pas à ma place. J'allais avoir vingt-six ans, je laissais loin de moi une femme, un fils, et l'essor, qu'exprimaient les poèmes où j'avais l'impression de me reconnaître enfin, se brisait. Moi aussi, j'étais isolé, divisé.
La caserne, dans le quartier de Tegel, la zone française, se trouvait au milieu des bois, nous les apercevions à travers les carreaux du petit bâtiment de la compagnie d'instruction à laquelle j'appartenais. Chaque matin, on nous conduisait à Heiligensee. On ne nous parlait pas, on criait des ordres. Les exercices étaient pitoyables, interminables, que nous accomplissions, mais il suffisait d'attendre dans le sable entre les herbes sous les pins pour ne plus éprouver le poids de l'uniforme, du paquetage, du fusil, le soleil vibrait de branche en branche, comme dans toutes les forêts de septembre ou d'octobre. Je guettais la chute d'une feuille, l'envol d'un oiseau, l'apparition d'un écureuil, le tourment déjà reprenait le dessus. C'est à la femme dont j'étais séparé, qui m'avait appris les noms des arbres, nos arbres, que dans mes lettres quotidiennes je dédiais tout ce que je voyais, c'est à mon fils que j'aurais voulu le montrer. Il arrivait que nous restions jusqu'au soir, je me croyais, debout sur les dunes, en contemplant le lac, dans un paysage de Friedrich dont la mélancolie s'accordait à la mienne.
En novembre, nous avons dormi sous la tente. Le lendemain, dès les premiers pas, j'eus la certitude d'être observé, comme envoûté, il me fallut de longues minutes avant de remarquer la présence d'une chouette parfaitement immobile, à peine visible dans la brume. Elle me fixait, je pris soin de ne pas l'effaroucher. Que pouvait-elle penser, me disais-je naïvement, de l'intrus que j'étais, elle qui de toute éternité se tenait là où elle devait être ? Les occasions n'ont pas manqué depuis mon séjour à Berlin, depuis 1961, de constater que l'expérience ne sert à rien, que sont inutiles les discours de paix : chaque fois que le sens se perd, des valeurs communes, que l'emporte la folie de conquérir, je songe à la petite chouette d'Heiligensee, à la leçon qu'elle m'a donnée.
Pierre Dhainaut
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