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24/05/2021

Une interview de Henri Thomas (1912-1993), par René de Ceccatty, opus 1

René de Ceccatty : C'est donc votre premier roman, le Cinéma dans la grange (éd. Le Temps qu'il fait) ?

Henri Thomas : Non, le premier était en vers. Mais mon cousin en se penchant par-dessus mon épaule m'avait fait observer qu'il y avait des vers boiteux. J'ai tout fichu en l'air ! Celui-ci a été retrouvé par ma fille. Je n'avais jamais essayé de le publier, je l'avais complètement oublié. Il ressemble à ma copie du concours général de philosophie où j'ai été reçu premier. Le sujet du concours était l'opposition entre la pensée et l'action. Ma conclusion était non...

R.d.C. : Ca ne vous a jamais donné envie d'entreprendre des études de philosophie ? 

H. T. : Regardez ce que je lis en ce moment : Logique formelle et logique transcendantale de Husserl. Je lis ça comme un roman policier : la logique formelle, c'est le vilain. La logique transcendantale, c'est le détective. Elle aura sa peau ! La logique transcendantale réussit à saisir l'esprit des mathématiques. Pas seulement les mathématiques, leur esprit : c'est là que réside la finesse.

R.d.C : Le formalisme vous intéresse d'un point de vue romanesque ?

H. T. : Un roman, ça commence par le bruit d'une porte qui s'ouvre ou qui se ferme. Il ne doit pas y avoir d'exposition. C'est pour Balzac les expositions. Je débute par le geste d'un personnage, un geste qui me surprend. L'important, surtout c'est la scène capitale, le centre invisible qui attire l'esprit quand il s'éloigne. Même dans ce qui n'est pas un roman comme la Joie de cette vie. Le centre, c'est l'hôtel abandonné. Je vivais dans un hôtel qui allait fermer. J'étais le dernier client. L'automne finissait, il y avait une tempête et j'étais seul. Je me disais que je trouverais là des idées qui seraient mon secret. Mais je ne les ai pas trouvées.

R.d.C : Ca donnera peut-être un roman ?

H. T. : Non, ce n'est guère possible. C'était une idée trop bizarre sur l'instant. Le monde se réduit pour nous à un instant, à ce que nous en percevons. Le mot allemand Augenblick me paraît plus expressif : le temps d'un coup d'œil.

R.d.C : Vos livres sont émouvants précisément par les instants que vous décrivez : une lumière, une rencontre, une parole. Comment amenez-vous ces moments forts ?

H. T. : Je suis obligé pour l'expliquer de remonter à mon adolescence. J'ai eu le sentiment alors qu'il y avait des instants déterminants qui pouvaient donner la clé d'un mystère. Ainsi, j'ai eu la clé d'un sermon. On voulait m'envoyer à la messe et je refusais. Je me suis promené dans une allée boisée merveilleuse qui montait dans les montagnes. Les feuilles d'or me tenaient compagnie : là, j'ai eu la clé du sermon. Quand je suis revenu, on m'a demandé : "Qu'a raconté le curé ?". Alors, j'ai ressorti tout un boniment sur l'eucharistie...

R.d.C : Comment resurgissent ces réminiscences qui nourrissent votre œuvre avec une très grande exactitude ?

H. T. : Surtout maintenant. Je pense que je suis un enfant de la guerre, de la catastrophe. Mon père est mort en revenant de la guerre 14-18. Notre maison a été brûlée, notre bétail a été tué, nous avons tout perdu. Je suis habitué à ça. Je suis resté avec ma mère qui ne m'a jamais parlé de mon père, pourtant enterré dans le village voisin. Je ne suis jamais allé sur sa tombe. J'ai un seul souvenir de mon père : une image dans un livre. Il m'avait fait venir à son chevet et m'avait montré un livre illustré, l'Ami Fritz, et en particulier une image que je n'oublierai jamais. Une voiture de foin qui penche et que des gens soutiennent de l'épaule. C'est tout ce qui me reste. Je ne me souviens que de lui, me montrant ce livre. Ce n'est pas un hasard qu'il s'agisse d'une image dans un livre.

R.d.C : Vous avez rapidement refusé les formes institutionnelles, académiques, de la culture. Vous avez arrêté vos études.

H. T. : J'étais admissible au concours de l’École Normale supérieure et je n'ai pas passé l'oral. J'avais horreur de cet esprit. Ce n'était pas par horreur de la collectivité ni de la société. J'étais engagé politiquement. J'ai été communiste. Je ne détestais pas les autres.

R.d.C : Vous avez beaucoup écrit sur les autres : des personnalités auxquelles vous rendez hommage ou encore des aventures collectives comme le Collège de pataphysique.

H. T. : Mes personnages sont à demi imaginaires. Je les fait exister pour moi. Par exemple, dans la Vie ensemble (1945, repris dans "Folio" n°1493), j'ai créé tous les personnages même si je les ai bien connus dans la vie. Dans Ai-je une patrie ?, je suis parti du souvenir d'un amour que j'ai eu à l'âge de douze ans. Ma mère bien plus tard m'a dit : "Ginette, je crois qu'elle a mal tourné." J'ai brodé sur ce mot, sur cette idée d'une vie malheureuse. Quand le livre a paru, l'an dernier, j'ai reçu une lettre de cette fille. Soixante ans après ! Elle avait lu mon roman. Elle m'a reproché de ne pas avoir écrit ce qui s'était réellement passé. En fait, je n'étais pas parti d'un souvenir qui m'était propre mais de celui d'une phrase de ma mère. Je me suis laissé aller...

R.d.C : Vos romans sont parsemés de petits miracles...

H. T. : Sauf la Nuit de Londres (1956, repris dans l'Imaginaire n°4) qui est écrit à partir de plusieurs nuits fondues en une seule. Je mets ce roman à part. Je l'ai rédigé en Savoie, dans une vieille maison qu'on appelait "le château". Elle avait un toit comme une tente. Je travaillais sur un pétrin. J'entendais distinctement une araignée qui venait me voir, traîner ses pattes sur le mur. Elle me regardait et repartait. Elle a dû avoir une influence très mystérieuse sur mon livre. Il est vrai que je ne l'ai pas commencé là mais à Londres au premier étage d'un autobus. Dans ce livre, il y a une image centrale : une feuille morte de marronnier embrochée sur une grille. Il me semble qu'elle était là pour moi.

R.d.C : Vous cherchez à définir une sorte de logique de l'organisation de la nature autour de vous. Comme si tout avait un sens.

H. T. : Sans logique, la littérature n'est rien. Par exemple, dans le Promontoire (1961, prix Femina), je me trouvais en Corse. Il y avait une saison extraordinaire, douze jours de neige sur les plages. Les vaches cherchaient de l'eau et de l'herbe avec leur museau. Cette vision a été déterminante : j'ai vu mon malheureux personnage à ma place. Moi, je traduisais Nietzsche à l'époque. Lui, des prospectus de pharmacie. C'est un peu la même chose...

R.d.C : Comment expliquez-vous que votre premier succès littéraire ait été votre "roman américain", John Perkins ?

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à suivre

16:12 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

23/05/2021

Une interview de Henri Thomas, par René de Ceccatty, opus 2

"Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises" 

Henri Thomas : John Perkins a existé, c'était son nom. Il m'avait mis au défi de raconter sa vie. Je lui ai dit : chiche ! Sa femme que j'ai appelée Paddy faisait effectivement cet étrange double métier, de travailler dans un hôpital et de participer à des courses automobiles. Elle était très gentille, mais alors entre eux... Le premier soir où je suis rentré chez eux, elle a jeté ses souliers dans le poste de télévision. Lui, il était très intelligent. Ses cantines que vous voyez dans ma chambre lui appartenaient. Elles viennent d'Amérique.

René de Ceccaty : C'est curieux : on dirait que vous possédez un objet d'un de vos personnages...

H. T. : Je ne l'ai jamais revu. Je ne sais pas s'il a lu mon livre. Il a été question de le traduire en anglais, mais ça n'a pas été fait.

RdC. : De l'écriture, vous dites : c'est une prairie "dont tous les brins d'herbe me sont connus".

H. T. : Quand je me promenais dans l'île d'Houat, et que je voyais une belle prairie, je pensais que c'était l'écriture. C'est bien présomptueux de le dire... Mais pas de l'écrire !

RdC. : Cela peut vouloir dire que vous connaissez bien votre instrument.

H. T. : Cela signifie plutôt que mon instrument me connaît. J'ai toujours eu l'impression que c'était le langage qui me prenait et non le contraire. Cela n'a rien à voir avec l'écriture automatique. Mais je ne conçois pas le plan d'un roman. Pas plus que le plan d'une fleur : elle pousse ou elle ne pousse pas. Mes livres sont structurés mais ils se structurent au fur et à mesure.

RdC. : Vous écrivez que vous êtes un "homme impossible".

H. T. : Hélas ! Parce que je cherche toujours quelque chose d'autre. Je n'arrive plus à comprendre l'expression "avoir confiance en quelqu'un". C'est comme croire en Dieu. On peut croire que ce livre existe. Mais un Dieu... L'autre est toujours une présence offensive. Une offense muette. Pourquoi y a-t-il un autre ? Quand on se bute à cette question, on ne s'en sort plus. C'est Rimbaud qui écrit "ces mille questions qui se ramifient n'amènent au fond qu'ivresse et folie". C'est parfaitement vrai.

RdC. : Vous écrivez : "Les anecdotes me fuient". Moi, en vous lisant, j'ai le sentiment contraire.

H. T. : Elles m'ont fui à partir d'une certaine date. Je ne voyais plus que les idées générales alors que pendant longtemps il me suffisait de descendre dans la rue et j'avais des anecdotes. Je n'avais qu'à prendre le métro et surtout le métro de Londres.

RdC. : Pourtant la poésie de vos livres n'est jamais vague.

H. T. : La poésie ne doit jamais être vague. La poésie de Rimbaud n'est pas vague. Quand il décrit une route "surnaturellement sobre", il évoque la route qui était surnaturelle parce que surélevée au-dessus de la plaine, et sobre parce qu'il n'y avait pas de bistrot !

RdC. : On m'a dit que vous étiez dans la chambre où a vécu Beckett.

H. T. : Non, il était à l'étage au-dessous mais en effet dans la même maison de repos. Je l'ai vu une fois quand je partais pour Londres. Il m'a dit : "Comment ? Vous allez vivre au milieu de dix millions de maniaques ?" C'était l'Irlandais qui parlait ! J'avais publié dans la revue 84 l'un de ses premiers textes en français.

RdC. : Est-ce que votre séjour ici influe beaucoup sur ce que vous écrivez ?

H. T. : Non, parce que j'avais déjà en m'installant ici l'idée d'écrire des études sur des poètes dont l'une sur Baudelaire a paru dans le numéro de février 1992 de la NRF. Baudelaire pense que la fin du monde a eu lieu mais que nous ne nous en sommes pas encore aperçus. C'est peut-être vrai. Qu'est-ce que c'est qu'exister ? Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises.

23:44 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

22/05/2021

"C'est la vie", de Gil Jouanard, éditions Verdier, janvier 1997, 112 pages, 80 F

Loin de se séparer de la réalité par quelque essence distinctive, qui en spécifierait la nature, la poésie s'inscrit absolument dans le réel, dont elle n'est que le mode d'expression langagier, la dimension la plus précieuse. Elle ne saurait du reste constituer en soi une fin ; elle est plutôt le meilleur chemin d'accès à la pensée, celui empruntant la voie affective et mémoriale, celui favorisant l'ambivalence et révélant la complexité de tout acte mental et la complémentarité analogique de l'ensemble des dispositions sensorielles. Elle ne dépend ni de la "sensibilité", ni de l'humaine pulsion lyrique : elle les inclut, les manifeste, sans jamais s'en contenter. Qui veut appréhender la diversité et l'unité conjointes du monde n'a véritablement d'autre recours. La philosophie, qui vise à capter le réseau des questions actionnant l'"être au monde", sera toujours subsidiaire et parcellaire. La poésie, qui a tout à voir avec la beauté, vassalise tout naturellement cette activité de la seule raison. Qui veut connaître doit se livrer d'abord à cette pratique euphorisante - et en cela héréditairement dionysiaque - de la célébration méditative. Le poète n'est rien d'autre qu'un bon conducteur de cette énergie logée dans les mots depuis l'origine du parler.

L'avion vers Nantes, ce 20 avril 1994.


Gil Jouanard

06:06 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)