13/05/2021
"Trois poèmes secrets", de Georges Séféris, traduction d'Yves Bonnefoy, éditions Mercure de France, 16 octobre 1987, 94 pages, 60 F
Le papier blanc, miroir implacable
restitue seulement ce que tu étais.
Le papier blanc parle avec ta voix
ta propre voix
non pas celle qui te plaît ;
ta musique est la vie
celle que tu as gaspillée.
Tu peux la regagner si tu le veux
si tu te fixes sur cette chose indifférente
qui te jette en arrière
à ton point de départ.
Tu as voyagé, tu as vu
beaucoup de lunes, beaucoup de soleils.
Tu as touché morts et vivants
tu as ressenti la douleur de l'adolescent
et le gémissement de la femme,
l'amertume de la verte enfance -
tout ce que tu as ressenti s'écroule
si tu ne fais pas confiance à l'espace blanc.
Peut-être y trouveras-tu ce que tu croyais perdu,
l'éclosion de la jeunesse
le juste naufrage des ans.
Ta vie est ce que tu as donné,
ce vide est ce que tu as donné
le papier blanc.
Georges Séféris
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"L'Embrasure", de Jacques Dupin, éditions Gallimard, 26 septembre 1969, 128 pages
Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n'est pas pour qu'elle triomphe mais pour qu'elle s'abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d'un pied sûr. Sa chute, il n'a pas le pouvoir de se l'approprier, aucun droit de la revendiquer et d'en tirer bénéfice. Ce n'est qu'accident de route, à chaque répétition s'aggravant. Le poète n'est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s'inverser dans l'opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l'homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.
Tu ne m'échapperas pas, dit le livre. Tu m'ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n'y a pas de dedans. Tu es d'autant moins libre de t'échapper que le piège est ouvert. Est l'ouverture même. Ce piège, ou cet autre, ou le suivant. Ou cette absence de piège, qui fonctionne plus insidieusement encore, à ton chevet, pour t'empêcher de fuir.
Absorbé par ta lecture, traversé par la foudre blanche qui descend d'un nuage de signes comme pour en sanctionner le manque de réalité, tu es condamné à errer entre les lignes, à ne respirer que ta propre odeur, labyrinthique. La tempête à son paroxysme, seule, met à nu le rocher, que ta peur ou ton avidité convoitent, sa brisante simplicité, comme un écueil aperçu trop tard. N'est vivant ici, capable de sang, que ce qui nous égare et nous lie, cette distance froide, neutre, écartelante, jamais mortelle, même si tu m'accordes parfois d'y voir crouler la lumière, et s'efforcer le vent.
Soustraite à la respiration de ce qu'elle avait imaginé jusqu'ici refléter, argent d'un bracelet terni par la lune et que purifiait au matin le passage d'une autre haleine, cette silhouette désormais, à chaque instant comme redessinée par son ombre dansante, s'apprête à sortir du jardin par une porte dérobée. Un bras levé devant les yeux, la paume ouverte contre le dehors effrayant, son geste fait scintiller la ligne des montagnes au-delà de la cime des arbres.
Non, plus jamais le pourquoi des étincelles, mais leur macération, la nuit, dans une forêt d'arbres bas et de mots voltigeant autour de fruits inconnaissables. Je suis cassé par le cri d'un oiseau. Soulevé avec la première goutte d'eau qui débordera de la jarre. Mais la moitié du corps engagée dans le mouvement des labours.
Jacques Dupin
08:49 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
12/05/2021
"A quoi bon la poésie aujourd'hui ?", de Jean-Claude Pinson, éditions Pleins Feux, avril 1999, 72 p., 7,20 €
Au-delà du simple plaisir du texte, que peux donc nous apporter la lecture d'un poème ? Que cherchons-nous quand nous lisons de la poésie ? Des modèles de vie où nous puissions puiser des enseignements pour la nôtre ? Mais alors, mieux vaut lire des biographies de poètes. Sans compter qu'un tel bénéfice éthique n'est pas spécifique à la poésie.
Car cette vertu éthique d'"édification" de soi, par laquelle des livres nous aident à nous faire les "poètes" de notre propre existence, vaut pour la littérature en général et même pour des arts qui lui sont étrangers - le cinéma par exemple, autrement plus puissant, aujourd'hui, dans la configuration moderne de la culture. Et s'il s'agit de chercher des modèles de vie afin de sans cesse "refigurer" notre incertaine identité, alors sans doute le roman (ou plus largement le récit), en tant qu'il met en scène des personnages et configure narrativement le temps vécu (qui est aussi un temps social), est-il plus adéquat à cette fonction éthique que la poésie elle-même.
En réalité, c'est dans une sorte d'entre-deux, à mi-chemin de l'intelligence d'un sens et de la sensibilité aux formes verbales, là où se fait l'hésitation entre sens et son, que l'onde du poème se déploie. Sollicitant, plutôt que notre intelligence narrative, une compréhension qu'on pourrait dire "affective", le poème lance ses mots, comme autant de sondes, en direction des assises les plus enfouies de notre présence sensible au monde. Il fait vibrer en nous la corde énigmatique du temps en ce qu'il a de plus inscrutable. Il excite les nervures les plus secrètes de notre habitation corporelle et spatiale du monde. De la sorte, ce n'est pas un message qu'il délivre, ni quoi que ce soit qui puisse être de l'ordre d'un enseignement doctrinaire. Il ne met pas en vers des idées ; il dessine et décline des versions de mondes qui sont autant d'esquisses d'une autre économie possible de l'existence - d'un autre éthos (séjour), qui serait, selon le mot de Mallarmé, plus "authentique".
Certes, il est sans doute bien difficile de déterminer par quelle aléatoire capillarité de telles esquisses peuvent bien se diffuser et être d'une quelconque efficience. Il n'est pas impossible, toutefois, sans céder à nouveau à l'illusion romantique d'une révolution de la vie par la poésie, de cerner plus précisément quelques modalités de l'action qui peut être celle de la poésie sur l'existence.
La poésie comme tonifiant de l'existence
La vie ne tient qu'à un fil - celui que la Parque est toujours prête à couper. Le désir de vivre lui-même est fragile, et c'est pourquoi nous cherchons sans arrêt de quoi en retendre le ressort, afin que notre existence ne soit pas trop soumise à ce qui l'aliène et la défait. La poésie (mais non elle seule) peut y contribuer.
Jean-Claude Pinson
17:12 Publié dans Points de vue | Lien permanent | Commentaires (0)