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02/06/2021

"Portée d'un regard"

Les rayons de l'astre
éclairent à peine la chambre
tu respires muet
devant l'if
tout en majesté
figeant le mouvant empire
de la nuit
et le vert sombre des buissons
où plonger d'aventure
dans
l'ombre de l'ombre
          à contre-pente

prêt à voir en elle
se détacher
l'arabesque de deux allées
où lèvre à lèvre
le grand large a défait
          l'autre fond de soi
Ainsi fourmille
l'exquise nostalgie
des épaules de la terre
          se font jour
d'anciennes décennies
nos noms revenus de voyages incertains
et qui taisent ce qu'à cette heure
nous sommes

          échappés
du proche été
de
jasmins en cytises
traversés du regard

comme l'autre nom de la vie


Daniel Martinez

"Théâtres et théorèmes", de Marc Le Bot, éditions Fata Morgana, 14 juin 1996, 96 pages, 600 exemplaires

XV

LE TEMPS QUI PASSE


L'instant est la sensation qu'on a soustraite au temps. Son temps d'arrêt en est la négation.
Le risque de cette arrogance est votre regard fixe : qu'il ne vous fasse un paysage chaotique ou désert.

Monotonie des crissements d'insectes : musique intemporelle, sons séparés des cordes de l'instrument.

Les branches noires des arbres, dans l'hiver, nouent et dénouent le blanc du ciel.
Plus tard, suspendues la tête en bas, les chauves-souris veillent entre deux règnes animaux.

Tandis que nous nous taisons et parce qu'il fait nuit, la mer continue de tourner ses pages, mais elles sont noires.

Odeur de pomme acide : la chaleur de l'été meurt à nouveau en engluant mes doigts de sa salive.

Nous sommes plus anciens quand le ciel est plein de son sel gris.

Le sol est toujours en avance sur nos pas. Celui qui se retourne à l'improviste se voit lui-même immobile.

Des grumeaux de bois noir demeurent parmi les cendres froides. Le spectacle du rien ne sera pas accompli : le feu n'achève pas son ouvrage.

Du temps jeté sur du temps et une faim qui ne sera pas nourrie.

Le temps qui détruit tout se détruit lui-même dans l'oubli.

Les jours meurent plus vite que je ne meurs. Je garde un temps d'avance sur le temps.

L'éternité serait un temps sans durée. La pensée de l'éternité est un renoncement au désir de durer.

Héraclite : le temps est un enfant qui joue. Euripide : le destin de l'homme est enfant du temps.

Le battement des horloges oublie les défaillances du temps.

Le temps coule et sèche en croûtes comme le sang à la peau arrachée des genoux.

A l'origine du temps, il y aurait eu un temps nul, un non-temps, un avant-temps. Mais comment penser en terme de temps ce qui ne relèverait pas de la pensée du temps ?

L'errant est celui qui sait qu'on ne marche pas sur son ombre.

Le maintenant pousse ta porte et te voici nulle part.

Robe jetée sur les coussins de la chambre : ici-même, l'oubli.

Le temps estompe le lointain : la nuit tombe.

J'ai marché de juin à septembre dans l'espoir d'atteindre la mer. Je suis revenu avant la première neige.

Des grattements d'insectes égrènent le temps.

Rien d'autre, presque rien d'autre que des rythmes : les rafales du vent, le battement d'une porte qui dérobe une silhouette, une lame de peau entre jupe et chemise.
Et la machinerie des mots battant l'air.

L'écho et le contre-jour viennent à nous par des chemins inverses.

Certains oiseaux sont plus grands que le vent.

Il n'y eut pas de saisons intermédiaires : seulement des étés solaires et des hivers blancs.

Le vent souffla. Il se fit de grandes turbulences. Je cite pour mémoire le berger, la pierre souillée d'excréments et près de la source, sur le sol bleu et sous le reposoir des mouches, la charogne du renard.

Les heures s'embrouillent. Le temps est tremblé.

Longtemps, nous n'avons pas de passé. Un premier chagrin met le temps en marche. On commence d'attendre le retour de ce qui ne reviendra pas, dont on ignorera toujours ce que ça pourrait être.
Le temps, ce serait ça.


Marc Le Bot

04:58 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

29/05/2021

"Passantes", de Philippe Mikriammos, éditions Fourbis, coll. Prose & Prose, 15 octobre 1990, 80 pages, 59 F

Ève, voici. Menue, toute de blanc. Grands yeux graves, curiosité un tantinet taquine, enjouement bridé par le sérieux, les malencontreux aléas de l'existence.
Ève, donc. Et que se passe-t-il (quand quelque chose se passe) ? L'on rencontre quelqu'un : quelque chose retient. De cet être, quelque chose en soi est retenu. L'on n'a pourtant rien dit de particulier. L'on a dit que du banal, mais ce banal (qui, auprès de tout autre, vous enfoncerait davantage encore dans votre banalité) est ainsi entendu qu'il vous marque spécialement aux oreilles de cet auditeur, cette auditrice-ci. Cet être est attentif à quelque chose. C'est comme si, en vous écoutant, il souriait intérieurement, quoique sa face reste de marbre. Mais il y a cette attention qui est éveillée. Cette intonation, la vôtre, elle ne l'oublie pas.
Puis vous n'entendez plus parler d'elle. Cela vous sort de l'esprit. Vous avez pourtant su qu'elle avait confié à une amie commune que quelque chose, enfin, ce garçon, pas... un petit quelque chose, oui, oui. Mais entre-temps, ce pourrait être tout à fait comme si elle avait cessé d'exister. Puis elle revient dans votre esprit. Un jour, son tour vient. Vous vous rappelez cette menue, toute en blanc : ah oui... Trois ans déjà.
Se revoir. Eh bien, on se revoit, bien sûr. Justement, il y a ce nouveau spectacle de danse moderne ; tu aimes la danse contemporaine, non, bon, on y va. "Les Ménines". Merveilleux. C'est une révélation. Un expressionnisme hyperdramatisé qui représente l'un des pôles stylistiques qui vous a toujours attiré. Elle a beaucoup aimé aussi. Il faut dire qu'elle manipule des marionnettes. Elle a des projets, des textes à déchiffrer. Avec votre aide ? Pourquoi pas ? Vous pourriez peut-être travailler ensemble. C'est une idée. On va se voir.
Que se passe-t-il alors ? L'on sort pour aller dîner, un endroit assez misérable dans une rue désertée. Mais cela ne va pas du tout. S'aperçoit-on que, de tout ce que, à part soi, on avait cru réglé, rien ne l'avait été ? L'autre n'était qu'une hypothèse. Sous le pont de chemin de fer, en revenant vers chez elle, elle me confie que [ici, n'importe quoi, un secret], mais elle ne veut recourir à personne, elle s'en sortira toute seule avec son inflexible volonté. Que lui dis-je ? Lui dis-je que ? Les paroles que je prononce ensuite ne conviennent pas, on ne peut plus inadaptées sans doute. Montre-moi la paume de ta main, fait-elle soudain, comme pour reprendre son souffle, ne sachant plus que dire, ou exprimant déjà la fin de non-recevoir. Elle masse la paume, en vérité, plus qu'elle ne cherche à y lire quoi que ce soit. Une grande passion, ou rien du tout. C'est toi qui le dis. La situation est trop compliquée. Avant, je lui avais offert un recueil d'Alvaro de Campos, ce qui lui fit plaisir. - De la bénéfique influence, sur la culture générale, des amours impossibles : petit traité.
Deux ans plus tard, Santiago Sempéré a repris ses "Ménines" dans un autre théâtre. J'espérais revoir Ève : elle n'apparut pas. Le style du chorégraphe était encore plus beau, intangible comme un tableau, je veux dire : comme si ce spectacle était vraiment une toile peinte. Ah, quand la belle Doatea est au centre de la scène, près du bord, et danse seule, sa tête penche en avant et une frange légère de ses cheveux soyeux tombe devant son front, et l'on ne sait si ce n'est pas la mèche d'une Japonaise, tel un fin rideau de toile arachnéenne, dans un geste hiératique, avec toute la solennité impassible et calme du drame intense, qui descend devant ses yeux bouleversants.    
 

Philippe Mikriammos

09:29 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)