241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/06/2021

Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, seconde partie

La leçon de l'Homme au casque d'or la compléta. Un des rares dimanches où nous eûmes la permission de sortir librement, j'en profitai pour me rendre, avec un camarade d'infortune qui connaissait Berlin pour y avoir été étudiant, au Musée des Beaux-Arts installé provisoirement dans le château de Charlottenbourg. De cette visite, je retins surtout le portrait, célèbre à l'époque parce qu'il était attribué à Rembrandt, d'un officier coiffé d'un énorme casque. Qu'importait le motif, puisque la peinture avait métamorphosé ce qui faisait l'orgueil du guerrier : de la matière épaisse, des ténèbres, surgissait une lumière d'or, en effet, comme si dans les pires moments de l'histoire notre vocation demeurait l'espérance. Il nous appartient de la renouveler. C'est ce que confirma peu après la rencontre d'un jeune peintre (son nom m'échappe, il se prénommait Franck) : à l'instant de nous quitter, il m'offrit une de ses lithographies où s'étaient inscrits, à la façon de Franz Kline, noir sur blanc, quelques gestes d'une grande vigueur. Il résidait dans l'enclave de Berlin-Ouest, il défiait les frontières.

Pourtant nous ne tournions pas le dos longtemps à la réalité. De jour, de nuit, les alertes étaient fréquentes, des convois militaires sans cesse parcouraient les avenues, à certains carrefours stationnaient des chars. Nous n'avions pas le droit d'emprunter le métro aérien, il circulait encore, mais du côté occidental à vide. En permanence, une sensation de menace, mais lorsque nous nous trouvions face au Mur, elle se changeait en angoisse aussitôt, et l'angoisse ne nous lâchait plus.

Le Mur, de la chute duquel on commémore ces jours-ci justement le vingtième anniversaire, il y a donc presque un demi-siècle que je l'ai vu, je ne puis l'oublier, il se dresse toujours, tout-puissant. Comme j'étais innocent, trop confiant, avant de le voir ! Des paysages souillés par la guerre, j'avais pu en découvrir dans l'enfance et plus tard, mais je n'étais pas assez lucide, je n'en avais pas mesuré l'horreur. Ici, à travers la ville, autour de la ville, l'horreur était évidente. Elle était le résultat de décisions prises avec froideur, appliquées jusqu'aux extrêmes conséquences, les plus absurdes, inhumaines. L'oubli n'est pas possible, elle m'a définitivement meurtri. Même quand je crois retrouver l'innocence originelle - grâce aux poèmes par exemple -, elle m'obsède. L'élan qui nous soulève dans l'amour, dans la création, est-il si faible qu'il ne puisse entraver le geste des bâtisseurs inlassables de "murs de la honte" ? A la vie qui peut s'ouvrir et s'exalter, que la mort n'effraie pas, ils ajoutent une mort opaque.

"La zone de la mort", c'est ainsi que l'on nommait l'espace qui partage Berlin, et les cadavres furent nombreux, de ceux qui voulaient fuir, les uns fusillés, agonisant parfois, abandonnés, pendant des heures, les autres s'écrasant sur les pavés en se jetant du haut d'un immeuble... Il ne s'agissait pas là, à vrai dire, d'une muraille continue. Des barbelés, des chevaux de frise, des blocs de béton, et à intervalles réguliers des miradors ou des postes de surveillance, on employa tous les procédés pour que la clôture soit efficace. Mais la vision qui me frappa le plus, ce fut celle de ces maisons, portes et fenêtres barricadées, de la Bernauer Strasse. Nous atteignions dans cette rue l'un des cercles de l'enfer. Alors, que devenaient les arbres dans les bois de la Spree, que devenait le tilleul qui est l'un des emblèmes de la ville ?

Mais à Berlin est-il permis d'avoir un regard tranquille ? Ce n'était pas le présent seul qui se révélait tragique. Toutes les ruines n'avaient pas encore disparu, quelquefois volontairement : l'église dite du Souvenir, une tour tronquée, trouée, témoignait de la guerre. D'autres souvenirs hantaient les lieux. Un jour de frais soleil, pour des manœuvres, on nous emmena sur les rives du Wannsee. Je savais que Kleist et sa compagne, Henriette Vogel, en 1811, c'était l'automne aussi, avaient choisi d'y mourir. Mais j'ignorais que c'est à Wannsee que les nazis, lors d'une "conférence" secrète, en 1943, décidèrent l'extermination finale des Juifs. Comment nous abandonner au regard ? Comment ne pas être sur le qui-vive à Berlin plus qu'ailleurs ?

A Berlin plus qu'ailleurs, cependant, prenait sa pleine signification le poème de Hölderlin que je lisais et relisais, "In lieblicher Bläue" (En bleu adorable) : "Tant que dans son cœur / Dure la bienveillance, toujours pure, / L'homme peut avec le Divin se mesurer / Non sans bonheur..." Ces vers, mieux vaudrait les citer dans la langue où ils ont d'abord résonné, que nulle propagande n'est capable de pervertir. C'est "poétiquement", poursuivait Hölderlin, "Qu'habite l'homme sur cette terre".

Sur cette terre, lorsqu'elle est libre. Je retournerai à Berlin.


Pierre Dhainaut

Vous pourrez retrouver ce texte in Diérèse 47 (hiver 2009), pages 149 à 152 (14,50 €).

11/06/2021

"Le livre de Lioube", par Jean-Pierre Faye, illustré d'encres de Gérard Titus-Carmel, éd. Fourbis, 15 février 1992, 80 pages, 80 F

0.1.


Autour de la bouche les feux
où brûle le copal
autour des yeux l'éclat

du trou qui cendre
la nuit précédente

le puits et la pensée
haletant bouche à bouche

 

1.


je commence un pays qui est sans contour
et qui est sans limite ni description
et n'admet ni parenté ni cause
simplement tendu sur la relation
inventé d'exacte façon par l'ignorance
il est tiré ou écrit en portée
mais comme le loup ligne la louve
ressemble pourtant à un enclos
rempli d'insectes et de couleur
il est odorant et humide
il y a un fond de bruit et de boue
il est à peine en train de s'éteindre
dans l'orge le buisson la bête et le nom

 

0.2.

car il a dit : j'ai manifesté les êtres
et je les ai divisés
je leur ai créé des cœurs

moi je pense : tes jambes
furent divisées      afin
que j'atteigne à ton cœur

que de toi s'enveloppe
mon cœur même


 Jean-Pierre Faye

12:27 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

10/06/2021

"Le chemin du serpent", Tome VII des Œuvres de Fernando Pessoa, traduit par Michel Chandeigne, Françoise Laye et Jean-François Viegas, éd. Christian Bourgois, 27 mai 1991, 414 pages, 150 F

Lettre à Casais Monteiro

Lisbonne, le 13 janvier 1935

Mon cher Camarade,

... Dès mon enfance, en effet, j'ai eu tendance à m'environner d'un monde fictif, à m'entourer d'amis et de connaissances qui n'ont jamais existé. (Bien entendu, j'ignore si c'est eux, réellement, qui n'ont pas existé, ou bien si c'est moi qui n'existe pas. En ces choses comme en toutes, nous devons nous garder de tout dogmatisme.) Depuis l'époque où je me connais pour celui que j'appelle moi, je me rappelle avoir toujours dessiné mentalement, leur donnant silhouette, mouvement, caractère et histoire, un certain nombre de personnages irréels qui étaient, pour moi, aussi visibles et aussi miens que les objets de ce qu'on appelle, abusivement peut-être, la vie réelle. Cette tendance, présente en moi depuis que j'ai souvenir d'être un moi, m'a accompagné toute ma vie, en modifiant un peu, parfois, le type de musique dont elle m'enchante, mais ne changeant jamais la façon dont elle sait m'enchanter.
Je me souviens ainsi de celui qui, me semble-t-il, a été mon premier hétéronyme ou, plutôt, ma première relation inexistante - un certain Chevalier de Pas, héros de mes six ans, pour lequel j'écrivais des lettres par lui à moi-même adressées, et dont l'image, pas tout à fait effacée, charme encore cette part de mon affection qui confine à la nostalgie. Je me souviens, avec moins de netteté, d'un autre personnage, dont j'ai oublié le nom, tout aussi exotique, et qui se présentait comme le rival, je ne sais en quoi, du Chevalier de Pas... Ces choses-là arrivent à tous les enfants ? Sans aucun doute - enfin, peut-être. Mais je les ai vécues à tel point que je les vis encore, et je me les remémore si bien que je dois faire un effort pour me rappeler qu'elles n'ont jamais eu de réalité.
Cette tendance à créer autour de moi un autre univers, semblable à celui-ci mais peuplé d'autres êtres, a continué à hanter mon imagination. Elle a connu des phases diverses, parmi lesquelles celle-ci, qui s'est produite alors que j'étais déjà presque adulte. Il me venait parfois un mot d'esprit, tout à fait étranger, pour une raison ou pour une autre, à celui que je suis, ou que je crois être. Je le disais, immédiatement et spontanément, comme venant d'un de mes amis, dont je créais le nom sur-le-champ, dont j'inventais l'histoire, et dont je voyais aussitôt, devant mes yeux, l'allure, le visage, la stature, les vêtements et jusqu'aux gestes. C'est ainsi que je me fis, et présentai dans le monde, un certain nombre d'amis ou de connaissances qui n'ont jamais existé, mais qu'aujourd'hui encore, près de trente ans plus tard, je peux entendre, voir et sentir. Je le répète : je peux les entendre, les voir et les sentir... Et ils me manquent beaucoup.
(Quand je commence à parler - et écrire à la machine, pour moi, c'est réellement parler - j'ai du mal à appuyer sur le frein. Mais je vous ai assez ennuyé, Casais Monteiro ! Je vais aborder la genèse de mes hétéronymes littéraires, car c'est cela, finalement, que vous voulez connaître. De toute façon, tout ce qui précède vous conte l'histoire de la mère qui leur a donné le jour.)
Aux environs de 1912, sauf erreur (et l'erreur ne doit pas être bien grande, de toute façon), l'idée m'est venue d'écrire des poèmes de caractère païen. J'ébauchai diverses choses en vers irréguliers (non pas à la manière d'Álvaro de Campos, mais dans un style à demi régulier), puis je laissai ce projet de côté. Toutefois, j'avais senti s'esquisser, dans une pénombre mal définie, un vague portrait de la personne qui était en train d'écrire cela. (Ainsi était né, sans que je m'en doute, Ricardo Reis.)
Un an et demi plus tard, ou deux ans peut-être, j'eus envie, un beau jour, de jouer un tour à Sá-Carneiro, d'inventer un poète bucolique, du genre compliqué, et de le lui présenter, je ne sais plus comment, sous un jour plus ou moins réel. Je passai plusieurs jours à élaborer le personnage de mon poète, mais sans résultat. Un jour où, en fin de compte, j'avais renoncé à ce projet - c'était le 8 mars 1914 - je m'approchai d'une commode assez haute et, ayant pris une feuille de papier, je me mis à écrire debout, comme je le fais chaque fois que cela m'est possible. Et j'écrivis plus de trente poèmes à la file, dans une espèce d'extase dont je ne parviens pas à définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n'en connaîtrai plus jamais de semblable. Je commençai par le titre, le Gardeur de troupeaux. Et ce qui s'ensuivit, ce fut l'apparition de quelqu'un en moi, à qui je donnai aussitôt le nom d'Alberto Caeiro. Pardonnez-moi l'absurdité de l'expression ; c'est mon maître qui était apparu en moi. Ce fut l'impression que j'éprouvai immédiatement. Cela est si vrai que, sitôt écrits ces trente et quelques poèmes, je pris aussitôt une autre feuille de papier et j'écrivis d'affilée, là encore, les six poèmes qui constituent l'ensemble de Pluie oblique, de Fernando Pessoa. Immédiatement et intégralement... C'était le retour de Fernando Pessoa/Alberto Caeiro à Fernando Pessoa tout seul. Ou plutôt c'était la réaction de Fernando Pessoa à son inexistence en tant qu'Alberto Caeiro.
Alberto Caeiro à peine né, je m'employai aussitôt (de façon instinctive et subconsciente) à lui trouver des disciples. J'arrachai Ricardo Reis, encore latent, à son faux paganisme, je lui trouvai un nom et l'ajustai à lui-même, car à ce moment je le voyais déjà. Et voici que soudain, par une dérivation complètement opposée à celle dont était né Ricardo Reis, apparut impétueusement un nouvel individu. D'un seul trait, à la machine à écrire, sans pause ni rature, jaillit l'Ode triomphale
d'Álvaro de Campos - l'Ode avec son titre, et l'homme avec le nom qu'il porte.
J'ai alors créé une coterie inexistante. J'ai fixé tout cela dans un cadre bien réel. J'ai gradué les influences, connu les amitiés, entendu en moi-même les discussions et les divergences d'opinions, et il me semble que dans tout cela c'est encore moi, le créateur de l'ensemble, qui étais le moins présent. On dirait que tout s'est passé, et continue à se passer, indépendamment de moi. Si je peux publier un jour les discussions entre Ricardo Reis et
Álvaro de Campos en matière d'esthétique, vous verrez combien ils sont différents, et combien je pèse peu dans ce domaine.
Lorsque nous avons publié Orpheu, il fallut trouver, au dernier moment, quelque chose pour compléter le nombre de pages requis. J'eus alors l'idée, que je soumis à 
Sá-Carneiro, d'écrire un poème "ancien" d'Álvaro de Campos avant de connaître Caeiro, et de tomber sous son influence. C'est ainsi que j'ai écrit Opiarium, dans lequel j'ai essayé d'indiquer toutes les tendances latentes chez Álvaro de Campos, telles qu'elles devaient se révéler par la suite, mais sans qu'il y ait encore la moindre trace d'un contact avec son maître Caeiro. C'est, de tous mes poèmes, celui qui m'a coûté le plus à écrire, à cause du double pouvoir de dépersonnalisation que j'ai dû mettre en œuvre. Enfin, je crois que je ne l'ai pas trop mal réussi, et qu'il nous donne Álvaro en bouton...
Je pense vous avoir ainsi expliqué l'origine de mes hétéronymes.
...
Avec toute l'amitié, l'estime et l'admiration de votre camarade,

F.P.


Fernando Pessoa

11:18 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)