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02/05/2021

"La Maison de Claudine", Colette, éditions Joseph Ferenczi & fils, juin 1922, 252 pages

L'auteur, Colette, en vacances à la campagne avec sa fille Bel-Gazou et ses deux beaux-fils, perçoit depuis peu, chez ces adolescents, d'inexplicables signes d'inquiétude. Elle les interroge et apprend que, chaque nuit, là-haut, dans "le long grenier où personne n'a l'occasion de passer", "on marche, tantôt à minuit, tantôt à trois heures..." Il lui faut donc, à elle Claudine (alias Colette) éclaircir le mystère.

*


Samedi. - J'ai écouté toutes les nuits depuis mercredi. On marche là-haut... Cette nuit, j'ai gravi et descendu quatre fois l'étage, inutilement.
Dimanche. - Nuit blanche. Pleine lune. Rien à signaler, que le bruit de pas entendu derrière la porte entr'ouverte du grenier...
Mardi. - Nous avons guetté cette nuit, les deux garçons et moi, laissant Bel-Gazou endormie. La lune, en son plein, blanchissait d'un bout à l'autre une longue piste de lumière où les rats avaient laissé quelques épis de maïs rongés. Nous nous tînmes dans l'obscurité, derrière la porte ouverte, et nous nous ennuyâmes pendant une bonne demi-heure, en regardant le chemin de lune bouger, devenir oblique, lécher le bas des charpentes entrecroisées... Renaud me toucha le bras : on marchait au bout du grenier. Un rat détala et grimpa le long d'une poutre, suivi de sa queue de serpent. Le pas, solennel, approchait, et je serrai dans mes bras le cou des deux garçons.
Il approchait, lent, avec un son sourd, bien martelé, répercuté par les planchers anciens. Il entra, au bout d'un temps qui nous parut interminable, dans le chemin éclairé. Il était presque blanc, gigantesque : le plus grand nocturne que j'aie vu, un grand-duc plus haut qu'un chien de chasse. Il marchait emphatiquement, en soulevant ses pieds noyés de plumes, ses pieds durs d'oiseau qui rendaient le son d'un pas humain. Le haut de ses ailes lui dessinait des épaules d'homme, et deux petites cornes de plumes, qu'il couchait ou relevait, tremblaient comme des graminées au souffle de la lucarne. Il s'arrêta, se rengorgea tête en arrière, et toute la plume de son visage magnifique enfla autour d'un bec fin et de deux lacs d'or où se baigna la lune. Il fit volte-face, montra son dos tavelé de blanc et de jaune très clair. Il devait être âgé, solitaire et puissant. Il reprit sa marche de parade et l'interrompit pour une sorte de marche guerrière, des coups de tête à droite, à gauche, des demi-voltes féroces qui menaçaient sans doute le rat évadé. Il crut un moment sentir sa proie, et bouscula un squelette de fauteuil comme il eût fait d'une brindille morte. Il sauta de fureur, retomba, râpa le plancher de sa queue étalée. Il avait des manières de maître, une majesté d'enchanteur...
Il devina sans doute notre présence, car il se tourna vers nous d'un air outragé. Sans hâte, il gagna la lucarne, ouvrit à demi des ailes d'ange, fit entendre une sorte de roucoulement très bas, une courte incantation magique, s'appuya sur l'air et fondit dans la nuit, dont il prit la couleur de neige et d'argent.


Colette

10:42 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

01/05/2021

"Cahier d'ombres" de Philippe Denis, éd. Mercure de France, 12 juin 1974, 128 pages

Le partage


Par cette conque de mémoire,
je viens,
je viens sous ma mort...


A l'orée des sangs
filtrés par tous les dépaysements,
ma parole
soutient dans l'horreur
ce manque de signe.


Et pour toujours,
fils, je suis
orphelin de cette mémoire.

 

Si près, maintenant,
dans l'oubli,
au rebours de l'âge...


Où la douleur,
seule, me crée -
j'avance...
je note des cris,


je me sépare
de ce qui me sépare,


- ajusté à mon effroi,
je viens du fond de mon souffle.

 

Cerne,
loque de cette lampe à minuit,
la mèche du cœur baissée.


(l'assiette
est un trou sur la table


Dans le vent,
dehors -
la ronce se dilate


(pierre de taille du souffle

 

Je vis sans objet -


sur mon sang
la coque
d'un rêve
conjugue l'espace...


Tardive image
d'un couple -
j'incarne la douleur
de n'être jamais né.


Philippe Denis

20:24 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

30/04/2021

Le numéro 79 de "Diérèse" commenté par Christian Degoutte, in "Verso" opus 184, mars 2021

VOYAGES, c'est comme ça que j'aurais soustitulé le n° 79 de DIÉRÈSE, me disais-je. C'est que Daniel Martinez est comme notre Alain Wexler, il donne un titre à chaque numéro de sa revue. Donc ce n° 79 c'est POINTS D'ESCALE : bah, j'étais encore dans le transport quand les poètes étaient déjà rendus. Emmanuel Merle est en Grèce "Éclairés par une bougie posée derrière eux / les pots en verre brasillent leur confiture / leurs olives et leur miel / lampions échappés pour la nuit de la baie électrifiée / tout en bas." Égée lui parle "ce pays cette langue où le duel / n'est pas un combat mais une alliance". Paul Cabanel lui répond "La mer s'est posée sur la langue d'Homère / vol d'oiseaux prenant la pose / tel un bouquet d'ombelles...". Alain Duault est "Pierre Loti / Remontant le Mékong vers Phnom Penh et Angkor / Dans la douceur émolliente bleue d'un air immobile / Je suis loin de moi... / J'invente l'éternité". Frédéric Chef est à Hambourg, à Stockholm, à Naples, à Pompéi "parmi les foules des survivants touristes / et autres voyeurs au creux du soleil cru / il est des jours où se voir vivre est triste". Daniel Martinez donne un JOURNAL INDIEN "Le frigo du pauvre : jarres, cruches de couleur ocre ou grise et plus ou moins pansues, où l'eau reste fraîche. Plus loin, avec toute l'attention requise : transportés à bicyclette, des bidons de lait, percussions légères." Béatrice Marchal fait cet autre sorte de voyage : "Croire qu'au fond du malheur, il est une autre porte / entr'ouverte dans le silence / derrière il y a des mots aux vertus / de clair de lune". C'est ce même voyage qui interroge Max Alhau "Sait-on quand se termine le voyage ? / les paysages dévoyés / les pas effacés par la pluie... / ... même après nous, abandonnés en cours de route / l'oubli nous est restitué." Louise Moaty avec des extraits de À la métamorphose publié depuis dans "Polder/Décharge". Pour Vincent Courtois, le voyage c'est "Se dégager des formes / Retrouver le seuil / Ce qui passe / Ce qui dépasse / Le roi sans sujet / L'aventure / De soi-même". Lionel-Édouard Martin est au pays de ceux qui sont partis "Marbre & granit de la mort proche / on marche l’œil aux épitaphes / déchiffre les défunts, le gravier crisse...". Il y a enfin ceux dont le nom seul est déjà un voyage : Fritz Deppert de Darmstadt (traduction de Joël Vincent), Xu Zhimo (traduction de Guomei Chen). Dans ce même numéro : Gérard Le Gouic, Isabelle Lévesque "pour les chevaliers / qui rattrapent le temps / - l'enjambée", Alexis Bardini (publié depuis chez Gallimard), Sophie Grenaud, Muriel Carminati... et Daniel Martinez qui écrit dans son édito "Ne nous méprenons pas : il n'existe pas de simple rapport de sujet à objet entre l'auteur et l'écrit. Le scripteur entre dans le corps du texte, fusionne avec lui...". + des études des œuvres de Béatrice Marchal, Jean-Paul Bota, Armand Robin... + de nombreuses notes de lecture...


Christian Degoutte

DIÉRÈSE 79 : 15 €, 320 p., Daniel Martinez, 8 avenue Hoche, 77330 Ozoir-la-Ferrière. http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com