20/04/2021
"Autres fragments de langue", de Marc Le Bot, dessins de Colette Deblé, éditions Brandes, 23 septembre 1987, 530 exemplaires
On n'écrit pas les cris. La voix, sans les mots, est cette énigme : on n'écrit pas la plainte des cris. La voix se plaint, non les mots de la plainte. Les cris de la plainte, pourtant, ne sont pas la voix comme sons et rythmes. La plainte est dans le sens des mots qui cessent d'être des mots quand le sens, en eux, cesse de suivre son cours : quand le sens est, en eux, comme les eaux tourbillonnaires, comme les brisants, les touffes d'écume, les vagues de pluie que le vent plaque aux vitres ; quand le sens est le sang du corps formant des caillots noirs dans les veines.
Écrire affronte un monstre qui est sa propre altérité et l'altérité de tout autre. Ça fait plaie. Écrire serait panser les plaies ouvertes par l'écriture.
Être la voix qui, dans les pires moments de silence, n'a jamais cessé de parler.
On ne passe pas de la parole au silence ni du silence aux mots. Mots et silence occupent les mêmes lieux dans le corps et la pensée. Chacun occupe les lieux en tous points, pourtant ils ne sont pas le même. Le poème donne ensemble, manifestement, les mots qui parlent et leur silence, la vérité et la présence.
Marc Le Bot
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19/04/2021
Un poème inédit de Jean-Claude Pirotte (à l'attention de Jacques M., de l'autre côté de l'Océan)
Les yeux d'or
pour Paco
pour toi Paco je veux chanter la chanson des yeux d'or
dont je n'ai jamais connu les paroles
et l'air non plus n'a pas d'importance
ce sera donc une grande première
nous nous trouvions un jour d'hiver
dans ce bistro de Saint-Blin sur la place
il y avait des rideaux bonne-femme pour
authentifier la province aux yeux des experts
nous n'avions l'air de rien deux promeneurs
aux longs cheveux deux chiens sans race
une pellicule de mousse collait à nos verres
on était un peu là comme des coureurs qui font du sur-place
l'église avait un étonnant clocher sonneur
il sautait les heures et carillonnait
quelquefois le quart en marquant la demie
on avait avalé de multiples demis
mais pour le cartel du clocher pas d'erreur
d'ailleurs nous savons boire en tout bien tout honneur
on ne nous la fait pas à nous qui sommes
en quelque sorte aussi maîtres-carillonneurs
les platanes portaient leurs tumeurs noires
avec dignité comme des pansements de pauvres
tu te souviens du soleil clairet de décembre
et de la petite fille qui disait à son père
très doucement viens, viens, c'est l'heure de la soupe,
bien longtemps à l'avance car il faisait jour
encore et nous-mêmes n'avions souci
que de prolonger la somnolence apéritive
la mort était provisoirement absente
des aîtres bien qu'avec elle on ne sache
jamais le fin du fin même que peut-être
elle parlait par la voix de la fillette
il lui arrive de jouer de ces tours pendables
la mort nous savons cela pertinemment
pour l'avoir débusquée souvent dans nos voyages
avec l'aide de nos seuls souvenirs d'enfance
enfin cette après-midi-là que le bourg
somnolait dans la lumière fléchissante de décembre
on pressentait une fraîche odeur de trêve
qui soudain s'est répandue souveraine
quand l'aubergiste âgée a débouché
la bouteille de mirabelle
on ignorait quel quart ou quelle demie
tintait au vieux clocher rebelle
un homme est entré qui a décrété c'est l'heure
il s'est accoudé au comptoir ses yeux nous ont souri
nous avons le temps ce soir a-t-il dit
deus nobis haec otia fecit
il s'exprimait mieux qu'un séminariste
nous avons trinqué jusqu'à la nuit rousse
avant de nous endormir sur nos chaises
le matin la patronne a servi le café
qu'est devenu l'homme aux yeux d'or, as-tu
demandé, mes enfants c'est un habitué
qui chaque hiver s'en vient accorder l'heure
au clocher paie la mirabelle
et s'en retourne comme il est arrivé
alors nous avons bouclé nos semblants de besaces
et nous sommes sortis dans le jour bien lavé
salués par les cloches et la vie qui passe
Jean-Claude Pirotte
Strasbourg, février 88.
* ndlr : Dieu nous en donne loisir
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"Dans une phrase s'écriant", de Patrick Casson, avec 4 bois originaux de Luc Ernault, éditions Brandes, 1/5/1989, 32 pages, 60 exemplaires
1
Plus haut que le cri, voyelle
déchirée aux branches du vent,
est la source du cri, enténébrée
sous le roncier des ans, et tarie
- bleuâtre, la mémoire s'écaille :
à mes lèvres, copeaux poudroyants,
ô noires images rognées du froid,
je veille dans l'insomnie du cri.
2
N'éveille pas la maison orpheline
son retentissement dans l'obscur
du soir, ni l'entaille assombrie
des chemins que les orties rongent,
au secret du cœur. Et des branches
se courbent sur l'oubli de l'oubli
dans plus de nuit sur tant de nuit
chue, où le pas heurte sur l'absence.
Patrick Casson
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