09/04/2021
"La belle jardinière", d'Eric Holder, éd. Le Dillettante, 10/5/1994, 1515 ex., 104 p., 79 F
C'est à l'éditeur Dominique Gaultier que l'on doit ce "petit" livre remarquable, du temps où il fallait gravir la pente de la rue Barrault, dans le treizième parisien, pour taper à la porte de la maison Le Dilettante, qu'a entre autres poussée William Cliff, un auteur qui a publié dans Diérèse, vous n'êtes pas sans le savoir. Au fait, je vous invite à relire (ou à lire), toujours d'Eric Holder, "L'Ange de Bénarès", livre paru chez Flammarion la même année.
En ce temps-là, Bernard Pivot officiait à Apostrophes, une émission où la Littérature avait droit de cité, les éditeurs eux-mêmes se félicitaient de son existence ; certes l'on y invitait, rarement il est vrai, des poètes... rien de neuf sous le soleil. Les auteurs avaient encore le droit d'employer l'imparfait du subjonctif, de distribuer les accents circonflexes et le passé simple dans leurs écrits sans se fouetter, tout allait "pour le mieux", "dans le meilleur des mondes possibles" (hum !).
Ceci posé, revenons à La belle jardinière :
Au milieu de nulle part
I
Je suis l'écrivain le plus connu de Thiercelieux, 77, Seine-et-Marne. Thiercelieux compte une cinquantaine d'âmes, et il est inutile de chercher ce nom sur une carte. Ce n'est qu'un hameau, sans mairie, sans commerce, sans église, sans bar. Il dépend d'une commune située à plusieurs kilomètres d'ici. Quant à la Seine-et-Marne, ce n'est pas celle, non plus, prestigieuse, de Fontainebleau ou de Provins. Elle forme là un coin, un ultime bout de Brie qui s'en va adhérer aux premiers contreforts de la Champagne toute proche. Le dernier poil de pinceau d'un découpage administratif a empêché que nous fussions inclus dans les limites de la Marne, ou de l'Aisne. On aura beau se promener, à deux ou trois champs de là, dans la Marne ou dans l'Aisne, je doute qu'on voie la différence. Qu'on sache où l'on est. Et qu'on aie le sentiment, plus généralement, d'être quelque part, ailleurs que sur la terre.
Oui, à Thiercelieux, je peux prétendre être un écrivain reconnu, sans doute moins que Victor Hugo, au moins autant que mes contemporains. Quelques-uns de mes livres traînent sur ces étagères habituées à n'en recevoir que très peu, entre un petit atlas de champignons et des recettes de cuisine. Ils ont parfois la compagnie d'un Goncourt de l'année, offert à l'occasion d'une fête, et qui ne sera pas plus lu que moi.
On me dit qu'un autre écrivain réside à quelques kilomètres d'ici, à Montenils. Il rédige des notices techniques. Je n'irai pas le voir. C'est un concurrent.
L'histoire est trop grande pour de si petits hameaux. Elle passe au-dessus, à Montmirail, que Jeanne d'Arc traversa, où Napoléon remporta une des quatre victoires de 1814, et où naquit Paul de Gondi, futur cardinal de Retz. Elles passe en dessous, à la Ferté-Gaucher, où subsistent des ruines romaines, ainsi qu'un pont, resté intact sur le Morin, et par lequel s'engouffrèrent des milliers de soldats français, lors de la Première Guerre mondiale. Je ne parviens pas à remettre la main sur cette ancienne carte postale qui le représentait. Y figurait le nom d'une patriote qui avait fourni ce renseignement à nos armées. Or, sur le cliché sépia, on voyait que ce pont donnait sur l'arrière d'une demeure. Était-ce la propre maison de cette dame ? Et qu'éprouve-t-on quand des milliers de soldats français montent au front en passant par votre enclos, quand des trains d'attelage, à la queue leu leu, font des ornières dans les bégonias ?
Le sentiment, justement, d'être au cœur de l'histoire.
Ici, on n'a rien vu venir, et ce depuis des siècles.
Les aiguilles du temps ricochent sur la lenteur de la terre. De lointains ancêtres nous ont ressemblé - et lorsqu'on déterre dans le labour un drain ancien, une meule en pierre, on les pose avec précaution au bord du chemin, parce que c'était du bon travail, et que cela resservira.
La conscription, puis la mobilisation firent voir du pays, Paris ou bien le Tonkin. Quand on en revenait, ça n'avait pas plus d'importance que ça. Dès le lendemain, on remettait sa chemise de fenaison, et l'on s'inquiétait de l'état du grain. Ainsi l'histoire, ici, est-elle moins celle de l'homme que celle des saisons, des hivers qui sont longs, des étés où l'on manque de bras.
Deux événements, et deux seuls, auront marqué ce siècle : le passage d'un char américain, dans les grands champs d'en haut où le blé montait (on sut qu'une autre guerre s'achevait, on s'inquiéta de savoir si le blé serait indemnisé) ; la chute d'un chasseur de l'armée de l'air (le pilote s'éjecta), il y a vingt ans, de l'autre côté du ru, vers la Butte.
C'est peu ? C'est énorme. Aussi le gros René raconte-t-il à qui veut l'entendre qu'en 44, dans les champs d'en haut, mais peut-être bien, finalement, entre le ru et la Butte, il est tombé sur une résistante polonaise en train de replier son parachute. Elle l'aurait supplié de la cacher. Il lui aurait donné sa propre chambre. Elle l'aurait remercié en nature.
Je m'excuse de faire surgir, si tôt, beaucoup de poésie.
Eric Holder
09:40 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
07/04/2021
"Les Chiens aboient", par Truman Capote, traduit par Jean Malignon, éditions Gallimard, coll. Du Monde entier, 15 mars 1977, 224 pages
Tanger
Tanger ? C'est à deux jours de Marseille, en bateau ; charmante traversée, qui vous fait longer la côte d'Espagne. Et s'il s'agit pour vous d'échapper aux poursuites, ou de vous échapper à vous-même, alors pas d'hésitation, venez ici. Couronné de collines, tourné face à la mer, ce promontoire haut et blanc, qui semble se faire une traîne de toute la côte africaine, est une ville internationale au climat excellent, huit mois sur douze ; en gros de mars à novembre. Des plages magnifiques ; des étendues vraiment peu ordinaires de sable doux comme du sucre en poudre, et de brisants. Et - si vous avez du goût pour ce genre de choses - la vie nocturne, bien que ni spécialement innocente ni spécialement variée, dure du crépuscule à l'aube. Ce qui, lorsqu'on réfléchit que la plupart des gens font la sieste tout l'après-midi, et que très peu d'entre eux dînent avant dix ou onze heures du soir, n'est pas trop anormal. Pour le reste, presque tout, à Tanger, est anormal et avant de partir, il vous faudra veiller à trois choses : vous faire vacciner contre la typhoïde, retirer toutes vos économies de la banque, dire adieu à vos amis. Dieu sait si vous les reverrez jamais. Je parle sérieusement. Le nombre est alarmant, ici, des voyageurs qui ont débarqué pour un bref congé ; puis, ont laissé passer les années. Car Tanger est une rade, et qui vous enserre ; un lieu à l'abri du temps. Les jours glissent le long de vous, sans que vous les aperceviez plus que les gouttes d'écume sur une cascade. C'est ainsi, j'imagine, que passe le temps dans un monastère : sans se faire remarquer, d'un pied chaussé de pantoufle. D'ailleurs, ces deux institutions que sont Tanger et un monastère ont un autre point commun : le fait de se suffire à soi-même. Ici, par exemple, l'Arabe moyen pense que l'Europe et l'Amérique sont une seule et même chose, située au même endroit. Quant à savoir où est cet endroit, pour le reste, ça lui est bien égal. Et bien souvent l'Européen, hypnotisé par le tintement d'un éoud (1) et par le drame qui ici envahit tout, finit par tomber d'accord.
On perd pas mal de temps, assis au Petit Socco, place encombrée de cafés, au pied de la casbah. Au premier abord, on dirait une version en miniature de la Galleria, à Naples ; mais dès qu'on aura fait plus ample connaissance, on lui accordera un caractère si grotesquement personnel que l'on ne peut plus en toute justice la comparer à aucune autre place au monde. Il n'y a pas un seul moment du jour ou de la nuit où le Petit Socco ne soit surpeuplé. Broadway, Picadilly, tous les lieux de ce genre ont leurs heures creuses ; le Petit Socco "chauffe" tout au long des deux tours de cadran. Vingt marches plus haut, vous êtes avalés par les brumes de la casbah ; et les apparitions qui en surgissent, au beau milieu des discordances typiques du Socco, constituent un spectacle éclatant de vie. C'est là, pour les prostituées, un terrain de manœuvres ; pour les trafiquants de drogue, une gare de triage. Et c'est encore un nid d'espions. C'est enfin, tout simplement, l'endroit où l'homme de la rue vient prendre l'apéritif du soir (...).
Le Socco est aussi, en quelque sorte, un haut lieu de la mode, un banc d'essai des dernières toquades. Une des innovations qui a connu tout de suite une grande popularité auprès des gradins les plus tapageurs, ç'a été la chaussure à lacets de ruban, qui s'enroulent jusqu'au genou. Pour incongrue qu'elle soit, cette passion est encore bien loin d'être aussi fâcheuse que celle des lunettes foncées qui fait rage ces derniers temps, parmi les femmes arabes, dont les yeux passant juste au-dessus de leur voile, étaient si aguichants. Tout ce qu'on voit maintenant, c'est cette double et énorme loupe noire, là, au milieu du visage voilé, comme de l'anthracite dans une boule de neige.
Au soir, vers sept heures, le Socca bat son plein. C'est l'heure populeuse de l'apéritif. Quelque vingt nationalités se bousculent sur la minuscule place et le murmure de leur voix est comme la chanson de mille moustiques géants. Ce soir, alors que nous étions assis, le silence est tombé tout à coup puis trompetant dans un style jovial, voici qu'une nouba défile devant les terrasses brillantes de cafés. C'est bien la première fois que je trouve joyeuse une musique arabe, toutes les autres n'étant, à mon goût, que lamentations entrecoupées et mornes. Mais il paraît bien que la mort n'est pas un événement malheureux pour les musulmans, car cet orchestre s'est révélé n'être que l'avant-garde d'une procession funèbre déroulant follement ses méandres à travers la foule. Et voici venir le corps : un homme à demi-nu qui tangue sur une litière découverte, tandis qu'une lady, brillante de strass, sans quitter sa chaise, s'incline pour le saluer affectueusement, en levant un verre de Tio Pepe. Un instant plus tard on la verra rire de toutes ses dents en or, comploter, tirer des plans. Et tel est le Petit Socco.
Truman Capote
(1) instrument de musique.
22:58 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
06/04/2021
L'éditorial du numéro 80 de "Diérèse", par Jean-Pierre Otte
L'éternelle équation d'existence
Autrefois on chantait, aujourd'hui on renâcle. C'est le temps de la rancœur et de la canaillerie, de l'aigreur et de la résignation. Dépits d'infortune, rancunes et amertumes liées à des mémoires d'injustices ou de désillusions. Nous évoluons par écrans interposés dans un monde substitué au monde naturel, où nous sommes de surcroît substitués à nous-mêmes, animés de désirs qui ne sont pas les nôtres, d'envies inculquées, infusées, mimétiques, jusqu'à l'addiction. L'âme est en prêt-à-porter. Nous sommes supplantés et nous achevons de nous supplanter mutuellement, la chair pétrie d'un esprit qu’on a mis en place du nôtre et que certains en nombre croissant ne supportent plus, ce qui serait peut-être le signe d'une dernière santé ou offrirait l'opportunité d'un dépassement.
Mais quoi ? Le passé ne serait-il donc jamais dépassé ? Avec le déclin de l'agriculture et la déliquescence de la culture née de cette agriculture, un monde n'en finit pas de finir, meurt et n'en finit pas de mourir, sans qu'un monde nouveau et une nouvelle manière d'être, apparaissent distinctement. Nous sommes dans l'intervalle, dans le passage du temps turbulent. Que se passe-t-il quand on passe ?
Au rebours de l'aigreur ou du malheur indifférent, y aura-t-il un gai savoir, une fraîcheur dans la réception personnelle, une capacité vierge à recevoir et à partager ?
Dans ce théâtre de circonstances, le poème est dans l'acte de l'écrire, de le lire ou de le dire. La poésie continue de se fonder sur la cadence, les harmoniques, les sonorités, les dissonances, les silences, les allitérations et le rythme respiratoire, tout en laissant aux mots le loisir d'ourdir leurs propres images insolites et d'exprimer ainsi la saveur de ce qui, quoi qu'on fasse, nous demeure insaisissable.
Par-delà les effets et les causes, le propre du poème, dans l'espace-temps qui lui est spécifique, est de nous déposséder de nous-mêmes, de nous impersonnaliser dans l'instant, de nous retrancher de toute actualité et nous soustraire aux informations intempestives : en fait, de nous vider dans un vertige, tantôt dans une plongée au fond des gouffres, tantôt dans une danse ascendante d'alouette. Pour ensuite, dans le reflux, nous rendre à une sensibilité neuve, à une connaissance intuitive, aux champs magnétiques et à cet arbre au soleil alors qu'il y a un vent coulis : dans l'oscillation des branches, des parties éclairées retombent dans l'ombre tandis que d’autres qui étaient dans l’ombre éclipsées, viennent à la lumière et ainsi incessamment et diversement, en mouvements semblables, jamais les mêmes. La contemplation se fait hypnotique, et, alors qu'on peut la croire terminée, elle se prolonge dans les espaces galactiques qui sont au-dedans de nous-mêmes.
L'enjeu poétique, au final, est de nous restituer notre intimité, de nous rendre à notre espace personnel par une sorte de flash ou de ré-apprivoisement progressif, et de faire que vivre sa vie redevienne une aventure. N'omettons pas que les images que charrient les poèmes comme les rivières charrient des alluvions, nous expriment en nous faisant ce qu'elles expriment, et que par là, elles sont des occasions de devenir, de passer outre, de se porter ailleurs, de se modifier de fond en comble, et de rétablir l'éternelle équation d'existence au dénominateur commun de la double appartenance à soi-même et au monde.
Il faut restituer à chacun la certitude d'exister à titre d'exception. Nous sommes de tous les temps et de tous les espaces, contemporains de tout. Être universel, a-t-on dit, c'est être unique et verser en même temps dans tous les sens.
Jean-Pierre Otte
16:46 Publié dans Diérèse 80 | Lien permanent | Commentaires (0)