05/04/2021
"La bonne vie", de Jean-Pierre Otte, Cactus Inébranlable éditions, printemps 2021, 72 pages, 10 €
Celui qui oublie où conduit le chemin laisse libre le possible et l'inopiné ; il ouvre, s'ouvre, invente, s'invente, se livre aux assauts du vent, aux crues du printemps et aux battements affolés du sang. Il n'aime rien tant que des événements intempestifs surviennent au moment où le monde se complaît dans son reflet, son arrogance et sa médiocrité.
*
Si on te convie à parler du mystère, tais-toi, non parce que tu ne sais rien, mais parce que tu sais tant qu'aucune parole n'est prononcée et ne s'impose comme un programme.
*
Que sommes-nous nous-mêmes qu'un ferment incessant, un foisonnement en crue, un grouillement d'atomes et de particules que l'on ne peut même distinguer à l’œil nu ?
*
Il faut restituer à chacun la certitude d'exister à titre d'exception.
*
La vie ne devrait jamais cesser d'être une fiction imprévisible.
*
La réalité une et indivisible n'existe pas. Nous en avons chaque fois une vision partielle, une impression fuyante et fragmentaire que nous tentons d'approfondir et que nous rendons plus insondable encore, parvenant à une autre représentation, et à une autre représentation encore, sans jamais la posséder ni la comprendre absolument.
Jean-Pierre Otte
NB: dans la prochaine note, vous pourrez lire ou relire l'éditorial de Jean-Pierre Otte pour la quatre-vingtième livraison de Diérèse.
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03/04/2021
"Cent ans au printemps", de Cécile Guivarch, éditions Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2021, 36 pages, 7 €
Les matins de Pâques
les cloches sonnent plus fort
précipitée dans le jardin
où les oiseaux ont fait leurs nids
les chocolats qu'il m'a montrés dans le tiroir
ont repoussé parmi les plantes
salades et choux du potager
*
nous les mangions ensemble
(il les aimait autant que moi)
* * *
Le jardin étendu plus loin que le jardin
les jours de pluie les herbes mouillées
sur le chemin interdit sauf riverains
des centaines de coquilles
les escargots déposés un à un dans un seau
pas pour une course de lenteur
les faire dégorger à l'ail puis au beurre
*
le persil toujours au jardin
(grand-père dans sa coquille)
* * *
Une musique interminable
celle du grand orgue
des moments me reviennent
comme des gestes de bonheur
les cloches sonnent
pourtant il ne reviendra pas
au moment de partir
*
je reste devant le tombeau
(à respirer à peine)
Cécile Guivarch
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02/04/2021
Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, en date du 20/10/1978. Première partie.
Le rien subversif
Si noirs, nos mots ne sont-ils que des ombres ? Ils furent inspirés, c'est de nous seuls à présent qu'ils viennent : qui sommes-nous ?
Hölderlin parmi nous serait plus pauvre encore. Les Immortels demeureraient pour lui, dans leur éloignement même, une vérité dont il ne douta point. Dirait-il maintenant le pain et le vin, le pourrait-il ? Ces mots-là sonnent faux, bientôt que signifieront-ils, et tant d'autres ?
Notre écriture, aucune communauté ne la fonde : qui la réclame, et qui l'accueille ? Les poètes entre eux ne sont pas d'accord. La terre natale ou la terre promise, au moins si nous avions le sentiment, si peu que ce soit, d'appartenir à une langue, à un lieu, par exemple, ou de les conquérir, mais non. Tout se dérobe. Et nous avons dû renoncer à l'espoir, puisque demain répète aujourd'hui (quand il ne l'aggrave pas au nom de ce qui devait le changer). Vide également, le passé : notre tradition, la rupture en permanence.
Quelle est donc notre Grèce ? Derrière ou devant nous, quelle origine ? Où que l'on ait situé l'âge d'or autrefois, un lien subsistait : la nuit, la nuit sacrée. Cette ultime ressource, exprimer le monde idéal, a disparu. Longtemps certes, après Hölderlin, elle s'est maintenue. Vacillante, et peu à peu se réduisant. Tous les recours, Baudelaire irrémédiablement les abandonne, enfance, amour, beauté, pour se tourner vers la mort.
Mais nous ?
Sans projets, sans racines, notre écriture évidemment nous ressemble.
A quoi reconnaît-on un poète en 1978 ? A son refus de la poésie : elle n'a guère échappé au saccage.
Hölderlin le premier dit non à la poésie apprise, apprivoisée. Sans doute elle se contenta souvent de reproduire le discours établi. Divertissement, justification : elle a menti, elle a embelli. Mais le refus chez Hölderlin n'allait point sans la célébration, et par la suite, en même temps qu'ils discréditaient notre langage ou notre réalité, les poètes les plus radicaux gardèrent intacte leur confiance en la poésie, qui restait pour eux le langage et la réalité. Même réduite à sa propre recherche, elle est de trop désormais, trop pure, tandis que l'horreur partout l'emporte : nous n'avons plus le pain et le vin, mais elle s'obstine à nous en montrer une image. Nous ne disions plus la beauté, nous disions la poésie encore. Une transcendance.
La critique est notre règle, nous ne voulons plus être dupes, et cependant nous le restons, je le crains. Cette fois, de la critique. Le poète moderne, un censeur l'habite, et le pire, il l'ignore : il croit se libérer. Notre non est si fort qu'il a tout emporté, les faux dieux, le reste. Ne sommes-nous pas allés de la sorte au-devant de ce que les pouvoirs en général souhaitaient ?
Ils toléraient la poésie jadis, ils l'honoraient, dans les limites étriquées de la rhétorique. En s'émancipant de ses formes anciennes, elle devint leur ennemie. Quel régime l'a laissée en liberté ? Exil, procès, prison, folie, suicide, elle n'a connu depuis Hölderlin que la misère. Où s'est-elle épanouie ne fût-ce qu'un moment ? Elle s'est crue la sœur de la révolution, mais la révolution la fit taire ou bien la contraignit à servir. Elle ne saurait être une activité de spécialistes, elle bouleverse à la fois la langue et la vie, mais quand on ne l'ignore pas c'est pour la réduire à la chose écrite. Elle nous concerne tous sans exception, elle est seulement le privilège de quelques-uns, parfois leur refuge. Je ne crois guère aux vertus des réserves indiennes : on y maintient les rites, on y meurt par asphyxie.
La poésie de nos jours est-elle un sujet d'étonnement ? De dérision plutôt. Non pas aux yeux des autres : à ceux d'abord des poètes. L'écriture, son agonie.
Ne fallait-il pas découvrir les pièges où la poésie facilement se laissait prendre ? Ce mythe de l'innocence ou de l'unité grâce auquel les poètes ont pu vivre en ces temps du manque, ou survivre, angélisme, a-t-on dit, respectant, perpétuant le schéma religieux : poésie, paradis. Le poème avait mission de purifier, il le pouvait, ses mots participaient à l'être et tendaient vers le chant.
La Grèce de Hölderlin n'est point la Grèce, et si nous le lisons, s'il nous attire, nous sommes avant tout sensibles à ce qui brise en lui ce chant. Nos yeux, plus rien ne les voile, aucune image, mais sur quoi s'ouvrent-ils, se ferment-ils ?
C'en est fini des illusions : persisteraient-elles, du moins nous savons à quoi nous en tenir, nous l'affirmons. N'est-ce pas notre ultime illusion ?
La poésie, de Hölderlin jusqu'à Breton, c'est elle qui jugeait, la voici qui passe en jugement. Des sciences (ou de ce que l'on baptise ainsi) la condamnent : sublimation poétique, idéologie poétique, etc. Rien de neuf dans ces accusations, mais quel poète a résisté suffisamment pour ne pas les reprendre à son compte ? Seraient-elles en partie justes, elles n'en sont pas moins accablantes, elles entravent.
Et chanter ? Pourquoi ferions-nous confiance aux mots ? La langue en effet nous trompe, elle nous oblige à dire ce qu'il lui plaît : nous venons après, nous intervenons si peu.
Qui se vantera d'avoir déjoué tous les pièges ? Personne n'échappe à la lèpre, mais la plus corrosive, ne serait-ce pas ce regard exclusivement critique ?
Ruinée, la poésie ? J'allais dire : en ses fondements. Lesquels ? Qui peut répondre ? Toutes les réponses traditionnelles nous semblent caduques : alibis, fantasmes et mensonges... S'agit-il d'une libération ? J'en doute. Au jeu dangereux de la négation, n'avons-nous pas perdu jusqu'à nos dernières forces?
Que se passait-il naguère encore ? Le surréalisme a remplacé le symbolisme, il n'a point tué la poésie, il espérait la rendre, au contraire, à sa vocation : le rêve et l'imagination, les mots qui font l'amour, disait-il. Nous en sourions, quand nous ne nous acharnons pas contre eux.
Contre nous.
Qui renonce à la poésie se mutile. Et qui l'accepte aveuglément s'égare.
Irons-nous plus loin dans le nihilisme ? Est-ce possible ? Impossible en tout cas de revenir en arrière. Serait-ce inéluctablement l'impasse ?
N'aurions-nous pas commis une erreur ? Avec Hölderlin les poètes ont glorifié la poésie ; avec Bataille ils l'ont injuriée. Rimbaud fit les deux. J'évoque en fait mes propres hésitations. J'appartiens à une génération qui n'a point commencé par la révolte, elle hérita. Aux déceptions de ce monde j'ajoutais celles d'un autre monde : telle que je l'avais définie, la poésie me dominait, j'étais sa victime. De toutes les mystiques, la plus éprouvante. J'obéis ensuite au mouvement inverse, obligatoire : j'ai contribué à lui ôter les masques, je montrais sa vanité. Et de la même façon je me suis usé. La louange et le blasphème se ressemblent, nous n'avons pas à leur livrer toutes nos forces. Haut ou bas, quoi qu'il en soit, nous parlons trop de la poésie, nous faisons d'elle un absolu, nous l'isolons. Nous persistons à penser en termes dualistes : elle est pure, elle est impure. Erreur, bien sûr, à peu près générale.
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05:55 Publié dans Pierre Dhainaut | Lien permanent | Commentaires (0)