28/07/2018
Une lettre inédite de Louis Ferdinand Céline (12 novembre 1932), à en-tête imprimé du "Pigall's tabac"
Céline rencontre Cillie Ambor-Tuchfeld au Café de la Paix, le 4 septembre 1932. Juive autrichienne, elle a 27 ans et dirige des classes de gymnastique à Vienne. Ils se lient et, quand elle tombe malade, le docteur l'installe dans la chambre d'Elizabeth Craig (la dédicataire du Voyage, 1902-1989, son grand amour) au 98 rue Lepic, où il la soigne avec dévouement. Une anecdote : Céline avait dans son appartement le modèle d'un grand voilier, pour lequel Cillie avait fourni des poupées-matelots... Elle le nomme dans son agenda "Lutz", agenda où Céline note au crayon cette citation de Montaigne : "Quand on dure assez longtemps on a vu tout et le contraire de tout." Il lui écrit, en septembre 1932 : "Le souvenir de vos cuisses me contente encore. Je suis un sentimental. Racontez-moi tout ce qui se passe - dans la vie, et entre les jambes..." L'amitié qui en naît durera près de 7 ans.
J'ai choisi pour vous aujourd'hui une lettre liée à la sortie du Voyage au bout de la nuit. Elle fait partie d'un ensemble de missives qui révèlent la transformation progressive de Destouches en Céline, à travers les péripéties du prix Goncourt qui sera décerné le 7 décembre 1932, la publication du Voyage qui reçoit ses premières critiques...
On se souvient qu'en 1932, les jurés toujours aussi perspicaces du Goncourt attribuèrent le prix au premier tour à Guy Mazeline (Les Loups) au détriment du Voyage au bout de la nuit. Il écrit à Cillie, depuis Paris, le 6 décembre : "Je suis indifférent à cette gloire mais j'aimerais bien le résultat financier, qui est très important et vous assure une fois pour toutes l'indépendance matérielle, mon rêve." Mais voici :
"Cette critique du livre est entièrement indépendante. Je ne connais pas l'auteur de cet article. Mais il y a d'autres critiques qui me couvrent d'injures et de menaces. Tout ceci est sans importance, ce sont des mots. Ces gens de la littérature s'excitent fort rien qu'avec des mots. Ce sont des créatures du vent. J'ai un grand mépris pour la littérature Cillie. Elle n'a pas plus d'importance à mon sens que le yoyo. J'en fais exactement comme du yoyo. Parce que la vie m'est atroce, qu'il faut bien passer le temps et que je ne sais pas jouer au vrai yoyo.
POUR LE GONCOURT MES CHANCES SONT TOUT A FAIT MINCES. J'EN AI QUELQUES-UNES MAIS TRÈS FAIBLES. Il faudrait un miracle. Non par la valeur du livre yoyo qui en vaut bien un autre (l'année est très mauvaise) mais le caractère anarchique du style peut les effrayer beaucoup. Des gens auxquels j'ai fait beaucoup de bien, des femmes que j'ai essayé de sortir de la prostitution et de la misère me salissent ignoblement de tous les côtés, et peuvent me faire congédier du Dispensaire ! Ah Cillie ! la méchanceté humaine et surtout féminine est en France je crois à son comble. Je suis trop curieux Cillie, je veux tellement savoir de choses que je me mets constamment en danger. Enfin espérons que les choses s'arrangeront. J'ai bien du courage mais il y a des jours où la vérité elle-même me dépasse. Je n'ai pas assez de force pour réaliser toute son horreur humaine et mondiale. Vous êtes plus calme et bien équilibrée Cillie.
VOUS N'AVEZ PAS BESOIN DE CES ATROCES RISQUES POUR VIVRE. Dans l'abominable angoisse où j'ai tant vécu je crois que j'en ai pris l'immonde habitude. Il faudrait que je m'oublie pour oublier. Que je me laisse moi-même quelque part dans un champ sur le fumier. Je ne suis plus qu'un espèce de cauchemar qui marche et qui ne tient plus beaucoup de continuer à vivre..."
Louis
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26/07/2018
Alain Bosquet (1919-1998), en tête-à-tête
En 1970, Alain Bosquet a imaginé un entretien qu'il conduirait lui-même, se donnant la parole en quelque sorte, écoutons-le :
- Vos lectures sérieuses ?
- Mon Panthéon personnel, je l'ai bâti à seize ans. Il a peu varié. La prose pour Cervantès et la poésie pour Valéry. Il m'a suffi d'ajouter, plus tard, Kafka. Ces trois-là me nourriraient dans une île déserte, selon le cliché. A la rigueur aussi, une page de Rilke, de Saint-John Perse et quelques chapitres de Kierkegaard.
- Voulez-vous compléter votre palmarès ?
- En musique, je ne garde que Mozart, Vivaldi et Richard Strauss. Bien sûr, tout Ravel.
- La peinture ?
- L’œil est avide comme une tigresse : même quand il est rassasié, il se saoule d'images. Je crois que personne plus que Van Eyck ne m'a jamais ému : l'absolu et le trivial conjugués, l'homme proche de Dieu et à la fois dans la fange... J'aime beaucoup La Tour, bien qu'il soit surtout un grand metteur en scène : éteignez-moi cette bougie qui met en évidence toutes les rides ! Je m'incline devant Velázquez, qui ne peint que les éclopés, les monstres, les monarques dégénérés. Claude Monet me dissout avec délices : un bonhomme qui veut confondre l'eau et la terre, la terre et l'azur : une exquise noyade ! Je songe à Rubens, qui a pourvu le Christ de gros biceps. J'admire Seurat : il fragmente mon univers comme pour le rendre poudreux, impalpable, évanescent.
- Quand avez-vous décidé de votre avenir ?
- J'ai su très vite ce que je ne voulais pas être : médecin, commerçant, employé de banque, chimiste. Le verbe dans tous ses états m'a paru plus fascinant. Un bonimenteur, si vous préférez...
- La création littéraire ?
- Je crois qu'elle est d'abord une gigantesque effervescence : une fièvre.
- On la provoque ?
- On la subit. Elle vient de la rate, de la salive, du poumon, des ventricules, des cartilages, de l'aorte et du sperme. C'est insoutenable et exaltant. Elle s'échappe de vous.
- Où est votre discipline ?
- Dans la pureté du langage. Comme mes mots sont ceux des autres, si je les leur emprunte, je dois les leur rendre.
Prenez une réalité toute crue et sans surprise. Il faut la rendre rayonnante. Un peu d'excitation, peut-être. Comme l'homme est une machine à fabriquer des mythes, enduisons le réel de quelques mots magiques. Une pomme sur une commode, cela n'a rien d'excitant. Quand Chardin peint la même pomme, il lui donne un cadre et il élimine les détails inutiles : la pomme devient pure, idéale et comme chargée de significations secrètes. Reprenons la même pomme qui, de vous à moi, est un fruit stupide et fade. Je l'offre à Paul Cézanne, passant par là, entre sa pipe et son crâne chauve. Avec délicatesse, il la pose devant lui et se met à la reproduire sur une toile. Il accentue les angles : sa pomme peinte n'est pas celle de Chardin. Elle invite une réflexion bizarre : pourquoi la pomme ne serait-elle pas cubique ? L'homme a le droit d'orienter la nature hors de ses sentiers habituels. Je vais plus loin : l'homme a le devoir de corriger la nature. Il y a dans ce raisonnement un besoin de vengeance. Puisque la nature est belle et confondante, elle doit subir mes caprices : moi aussi, je suis le créateur. En somme, un dieu un peu acariâtre.
14:32 Publié dans Alain Bosquet | Lien permanent | Commentaires (0)
25/07/2018
La Librairie parisienne "L'Eternel retour" ; et le Marché de la Poésie : 11 au 15 juin 2014
Quel est ce hasard qui me fit entrer, un soir, dans la librairie "L'Eternel retour", 79 rue Lamarck à Paris ? Sortilège de cet espace calme, destiné aux livres et aux lecteurs, ouvrant sur un calme jardin. La libraire, Marie, y est présence discrète et attentive, prompte à guider, renseigner.
Soudain, une petite pile de livres bleus portant un bandeau rouge "Goncourt de la nouvelle 2014". (Retour arrière : 4 mars 2014. Tombent les Prix Goncourt du premier roman (Frédéric Verger pour "Arden" (Gallimard) et Nicolas Cavaillès pour "Vie de Monsieur Léguat" (éd. du Sonneur). Roman ? Nouvelle ? Le temps passe. Je suis absorbée par d'autres lectures. J'oublie...) Et près de cette pile une annonce encadrée : "Rencontre avec l'auteur le jeudi 12 juin".
Et voilà que me reviennent, et l'envie de découvrir ce livre et celle d'en connaître un peu plus sur l'auteur.
Du livre, je ne connaissais que le thème : un déroulé chronologique de la vie peu ordinaire de François Léguat (1638-1735), huguenot forcé de quitter ses terres à l'âge de cinquante ans et entrant dans un long exil, marqué d'errances et de voyages jusqu'à sa mort en Angleterre, à l'âge de 97 ans, inspiré par le journal gardant la trace de cette vie. "Voyage et aventures de François Léguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales...." "Il n'y parle pas de lui-même, mais l'altruisme de l'écriture compense un peu l'amertume de sa solitude". Donc une rencontre dans le temps entre un homme qui a réellement existé et vécu cet exil et un romancier qui, se saisissant de ce journal, fait œuvre singulière.
Les deux sont nés dans le même village, Saint-Jean-sur Veyle, François Léguat en 1637, Nicolas Cavaillès en 1981. Un lien ? ce livre...
Est-ce un compte-rendu de voyage ? Entrant dans la lecture de ce livre, je sais très vite qu'il n'en était rien. Il se passe quelque chose de particulier, une sorte d'aimantation, dès les premières pages due à cette écriture rare, précise, poétique. Des phrases amples qui m'emportent au cœur d'une méditation sur la vie, la mort, le sens d'une vie.
"La sagesse de l'arbre - naître et mourir au même endroit - est étrangère à l'humain (...) On ne choisit guère plus l'endroit où l'on meurt que celui où l'on naît (...) la mort nie les symboles, se moque des calendriers, ne distingue aucun lieu d'un autre, et vous cueille où que vous soyez, quelle que soit l'heure".
Ainsi commence ce livre inclassable dont on ne saurait dire s'il est roman ou nouvelle.
Le texte va-t-il être grave ?
La légèreté de l'écriture me cueille dès la page suivante. Suivant "la Veyle, sombre et tranquille, indifférente aux moulins" je suis conduite dans cette petite ville de Saint-Jean-sur Veyle, là où ils sont nés, puis vers la noirceur des persécutions, "les cadavres des protestants parmi la boue et les charognes des bêtes."
Et François Léguat ? "Quoi qu'il en soit, où qu'il aille, il a tout perdu.(...) A plus de cinquante ans, délivré du souci d'avoir une vie, il peut bien aller mourir à l'autre bout du monde." De Hollande, le voilà embarqué sur "L'Hirondelle", "un trois-mâts bondé de rêveurs et d'apprentis apatrides, une dizaine de compagnons d'infortune, bannis comme lui, qui appareille le 10 juillet 1690 vers l'extrême sud, "Longue descente dont nul ne remontera indemne". (Tout est alors précis et vérifié jusqu'au nom de chaque passager.)
Suit alors l'évocation de ce long voyage en mer, "le spectacle de l'infini... rectangles bleus de la mer et du ciel en plein océan", "soif brûlante", "écailles et plumes ("des courlieux, des alouettes marines,des fous, des frégates, des pailles-en-queue...", "le scorbut", les morts, les tempêtes. Quelques haltes : l'île de Texel, celle de Sal... On traverse sa vie, parfois émerveillé par le chant d'un oiseau, attristé par la mort d'un tigre (page somptueuse : "La fatigue se mue en épuisement sourd, mais le tigre poursuit sa nage sans ralentir. Ses yeux sont sales, ses poils encombrés de feuilles et de boue, et toujours de parasites, son corps traîne dans l'eau comme en un long sommeil hivernal, et fouetté, enlacé, happé vers le bas. Comme la jungle engloutie, comme les créatures annihilées, son corps renonce..."). On voit par ses yeux les hommes qu'ils croisent dans ces terres du bout du monde jusqu'à son retour en Angleterre où il mourra.
Ce livre est percutant et beau. Il sonne juste. Leguat observe ce nouveau monde à distance.
Je lis, je m'enchante : beauté, humilité, gravité. Les voyages de François Léguat deviennent pour Nicolas Cavaillès le lieu d'une méditation humaniste, une halte devant la beauté et la laideur du monde entremêlées. Livre à emporter, là où nous conduisent les chemins de l'été - propices à la lecture. Soixante-neuf pages de bonheur.
Ce 12 juin, dans le calme du soir, des mots s'échangent entre Nicolas Cavaillès, son éditrice Valérie Millet (éd. du Sonneur), la lectrice qui a découvert le manuscrit, Marie, la libraire qui nous accueille et les lecteurs dont je suis. Conversation calme accompagnant les silences de l'auteur. C'est un homme d'écriture, réservé, attentif (mais légèrement en retrait), énigmatique. Un rêveur dont le regard intérieur plonge dans la genèse de l'écriture, enclos en elle. Il sourit, humble. Se place à côté de son livre, se dérobant à trop de questions. Il reste au seuil de ce mystère : pourquoi ce livre ? - qui pèse en notre mémoire de lecteur autant qu'un "gros" roman, tant le temps s'y étire dans cette écriture raffinée et paisible.
La librairie est devenue un lieu de réciprocité. Nous écoutons cet écrivain silencieux qui nous renvoie patiemment et modestement à son livre. Mince ligne de visibilité éclairée de fragments du livre évoqués par les uns et les autres (chacun ayant sa pépite).
Ce qui laisse à la libraire, Marie, l'opportunité de le confronter à son travail sur Cioran ("Cioran malgré lui / écrire à l'encontre de soi" - CNRS éditions). Ne trouve-t-on pas dans ce roman l'expérience d'un exil qui donne à la vie ce côté absurde, cet humour un peu grinçant, cette impossibilité de donner un sens à la vie ?
Ce qui laisse la possibilité à Valérie Millet, son éditrice, d'évoquer le bonheur qu'elle a eu de recevoir ce manuscrit, de son travail avec Nicolas Cavaillès, de ses démarches permettant au roman d'être présenté au jury littéraire du Goncourt (qui hésitera à le placer entre "premier roman" et "nouvelle").
Ce qui laisse à une lectrice l'occasion de rapprocher ce dire de l'exil à d'autres exils contemporains. Un livre d'humaniste qui lie le passé au présent. Une ligne de fatalité qui noue écriture et philosophie. Une quête spirituelle qui traverse par la vie de François Leguat contée par Nicolas Cavaillès, notre vie.
Le lendemain, au Marché de la poésie, j'ai retrouvé Nicolas Cavaillés tenant stand pour sa maison d'édition "Hochroth".
Romancier, poète, éditeur, chercheur, traducteur (du roumain) voici un explorateur-interprète-passeur qui nous aide à déchiffrer cette chose mystérieuse et parfois opaque : le langage.
Christiane Parrat
13:23 Publié dans Marché de la Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)