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03/09/2015

L'homme baroque et la danse, par Philippe Beaussant opus II

Rien n'exprime mieux cette relation complexe, subtile, ambiguë, de la vérité et du mensonge, du décor et du réel, du visage et du masque, du naturel et de l'appris, que la passion du Baroque pour la danse. La danse est le moment solennel où l'on apparaît tel que l'on est, comme dit l'abbé de Pures : publiquement offert aux regards, livré ; et seul, car la danse de Cour, en 1660, est faite essentiellement des évolutions de couples isolés, qui se regardent et ne se touchent pas. Mais, en même temps qu'elle expose l'homme "tel qu'il est", la danse baroque est l'instant où cette apparence est le plus parfaitement contrôlée, déguisée  : dénaturée. Chaque geste, chaque mouvement, chaque attitude, chaque pas est mesuré, étudié, composé.

La danse n'est plus pour nous, et depuis longtemps, qu'un divertissement sans conséquence. C'est le sérieux avec lequel on la pratiquait, qui doit au contraire nous frapper aujourd'hui. Quand on dansait, on ne parlait pas, on ne riait pas, on ne plaisantait pas. C'était une cérémonie : la cérémonie solennelle par laquelle l'homme baroque célébrait sa dignité. C'était l'instant privilégié où il était le plus réellement, le plus intensément lui-même, le plus spectaculairement lui-même ; où le spectacle de son paraître se manifestait dans sa perfection. Et par réciprocité, la pratique quotidienne de la danse, des leçons de maintien sans cesse renouvelées, telles que les traités du temps nous les montrent, lui permettaient d'être en effet, à chaque instant du jour, reins fermes, tête droite, pas glissés, bras souples, jeux de mains et de doigts codifiés, ce personnage stylisé, solennel et majestueux, qu'il prétendait paraître : nature modelée, transformée, "polie" par l'art.

J'appelle baroque la civilisation qui a ainsi fait de toutes les manifestations de la vie une sorte de théâtre, en privilégiant et en exaltant dans l'homme le spectacle qu'il présente aux yeux des autres.


                                                                                           Philippe Beaussant

20:12 Publié dans Remarques | Lien permanent | Commentaires (0)

02/09/2015

Lettres à Gaëlle XXII

 XXII

 

Le paysage lavé de ses ombres
où respire l'espace arches et coupoles
passent ainsi dans la blancheur initiale
ce jour-là nous a choisis
comme tendre glaise envoûtée
par les bruits légers qui se donnent
roues feutrées la clématite a suspendu
ses clochettes dans la poussière
qui aimerait fleurir


Au centre de ta voix l'été paraît
le primat d'un absolu de l'instant
tout chargé d'une attente
qui semble avoir été créée à notre soif
dans un émail de couleurs chaudes et froides
conjuguées aux énigmes à la sueur éternelle
cela se sait cela se tait
dans la transparence des cils


Chardon mauve près du bassin
il te fait signe et la moindre pierre
dans le second ciel s'extrait de la moelle terrestre
cette nuit tu rêvais et je t'entendais rire
au-delà de nous-mêmes
dans la braise verte où courait
cette contrée du manque
greffée dans l'ouverture de nos yeux
c'est bien toi qui pousses la porte et t'avances



S'il suffisait d'un sourire
pour éclipser l'obscur sinon ce qui suppure
des moellons parcourus de laurier-rose
pour qu'affleure sur les parois
un ancien revêtement oublié depuis lors
des images imprécises dansent à l'étage
entre les baies grandes ouvertes
l'abeille virevolte prise en ce jeu de miroir
où s'échine la lumière immense.


                                                Daniel Martinez

12:01 Publié dans Eden | Lien permanent | Commentaires (0)

31/08/2015

Dario Bellezza (1944-1996)

René de Ceccaty nous parle aujourd'hui d'un poète italien, Dario Belleza :

Entré en littérature à l'âge de vingt-sept ans avec des Invectives et Licences (Garzanti, 1971) typiques de son tempérament violent et vibrant, Dario Belleza était une figure exceptionnelle de la poésie romaine. Romaine, plus qu'italienne, car il n'avait jamais quitté la capitale, où il était né en 1944.

Dario Belleza a abandonné le monde sur une pirouette, après avoir suscité une très vive polémique où les noms les plus divers de la littérature italienne s'étaient associés pour le soutenir. Lui, le marginal impénitent, réclamer son droit à l'aide de l'Etat ? Dario Belleza, atteint du sida, était dans une situation financière désastreuse. La loi Bacchelli, créée pour venir au secours des écrivains nécessiteux, tardait à lui être appliquée, et seule une pétition largement médiatisée a réveillé la torpeur de l'Etat. 

Accueilli par un parrainage à sa mesure, celui de Pasolini, Dario Belleza avait signé des recueils sans concession dans leur ton et dans leur style. D'une facture classique et limpide, ils étaient pour la plupart inspirés par ses amours difficiles et mêlaient une langue crue à une parfaite rigueur prosodique. Ami-ennemi d'Elsa Morante, il lui avait consacré un admirable poème, Petit canzoniere pour E. M., peu après la mort de la romancière, puis un roman, L'Amour heureux (Rusconi, 1986, Salvy, 1990).

Dès la parution de son roman Il Carnefice (Le Bourreau), en 1973, Pasolini avait perçu d'émouvantes contradictions chez Belleza, qui désirait simultanément condamnation et absolution. Une incontestable proximité stylistique unissait les deux poètes. "La vie est donc magma", écrivait à son propos Pasolini, hanté personnellement par ce thème.

L'assassinat du poète-cinéaste obsèdera Dario Belleza, qui publiera à ce sujet deux récits : Mort de Pasolini (Mondadori, 1981, Persona, 1983) et Turbamento (Trouble, Mondadori, 1984). "Le passé était passé, le présent invivable ; il ne pouvait pactiser avec lui ; la mort était l'unique sortie de secours, depuis que le sentiment de sa jeunesse enfuie avait recommencé à le tourmenter. (...) Retrouver ces jours, désormais vides et disparus, n'était plus possible, et Pasolini marchait maintenant dans un désert sans hallucination."

Bien que seuls deux récits aient été traduits en français et que Belleza soit aussi romancier (Lettere da Sodoma, Garzanti, 1972, et Angelo, Garzanti, 1979) et dramaturge, c'est essentiellement comme poète qu'il s'est affirmé en Italie où il avait obtenu le prix Viareggio en 1976 pour Morte segreta (Garzanti). Paraphrasant Oscar Wilde, Belleza écrivait :
    "L'amour tue ce qu'il aime :
    tu ne sais pas qui l'a dit, toi
    lointain dont le souvenir ou la mémoire
    m'assassine, me rend insensible
    et repu d'événements ; quelle autodestruction
    sera la première, la tienne ou la mienne ?
    criais-tu...
"
(Libro di poesia, Garzanti, 1990, cité dans l'anthologie Lingua, Le Temps qu'il fait, 1995). Dario Bellezza poursuivait une oeuvre d'autant plus assurée qu'elle était ironique.

                                                                                                René de Ceccaty