16/08/2015
Lettres à Gaëlle XXI
XXI
Aux fibres herbes nuages filons irisés
passés en l'inclinaison des songes
où blondissent les pierres
au faible ondoiement du champ d'orge
que pour moi tu pointes du doigt
serait-il point d'appui à l'imagination en fuite
Au domaine pur des nombres et des reflets
ces menues particules que l'oeil aura saisies
dont le souffle filigrane le camaïeu des verts
et les invisibles veines d'un corps
qu'elles irriguent continument
Avec le chiffre des augures sifflé
et la part du dieu dans les mille et cents
frôlements qu'intègre la frondaison
sources menues soupçons infinis d'une Histoire
la nôtre dans sa naïveté première reconnue
foin des malheurs du monde
Le jour a mis sa marque
sur l'âme neuve des feuilles appariées
sur les spires d'ambre du hêtre détachées
que libère l'oiseau le pic noir
qui en fera la coiffe future de son nid
Il n'est de qui-vive plus exquis
de rite plus immuable
pour témoigner du déchirement
de l'air à cet instant où nous marchons voyant
qu'il emprunte la matière de nos corps
pour infiltrer l'insaisissable
les flammes de l'été aux persistants tremblés
de l'air qui dit redit la péripétie du Temps
les forces d'un monde en travail
creuse en nous toutes les perceptions sensibles
elles tressent au long du mur d'enceinte
un long collier de lierre funambule
L'épine du buisson ne saigne plus
les eaux d'en bas s'étirent
désertent la nuée
passé la haie de thuyas
le pré voisin semble un jet de buée
Daniel Martinez
21:02 Publié dans Eden | Lien permanent | Commentaires (0)
14/08/2015
"Chemins de traverse", de Louise Herlin, éd La Différence, 2002
Le premier recueil de Louise Herlin remonte à 1967, chez Gallimard ; Chemins de traverse, publié en 2002, comprend neuf petits ensembles juxtaposés qui semblent de prime abord composer, par déambulation, une suite de paysages sur le motif, mer ou ville, cieux brouillés, paysages mouillés (mais par la place que tient l'air et l'atmosphère on est très loin du poids terrien de Baudelaire), souvent de bord de mer - une mer évoquant la proustienne côte normande entre air eau et sable.
Paysages subtils, mais parfois éclatants, où les références à la peinture sont multiples et où le peintre cherche la précision dans l'indécis des heures, des saisons. Le recueil alors semble se situer dans une poésie descriptive d'une réalité sollicitant la pensée et le langage.
Mais cela reste apparence. Dès après le premier carnet de croquis le regard change lentement comme l'heure tourne. Le poète passe insensiblement - sans qu'on ait vu changer le ton ni les couleurs - à l'installation de l'absence. Le troisième ensemble, sous-titré Chaque fois que s'absente, procède méthodiquement à l'effacement du paysage (c'est même le titre d'un de ses poèmes) par l'abolition progressive des regards le constituant comme tel - tandis qu'insensiblement les paysages deviennent ceux des villes, un Paris de pierre et de pluie :
Dans les débris d'un chantier démoli
Un homme cherche en marchant
Un homme marche penché
Sur des gravats, un fatras
De poutrelles fracassées,
De bennes herses plâtras
En fait, c'est comme ces papiers découpés où ce qui crée le dessin c'est le trou, le vide : ces paysages sont des constats d'absence. Celle du promeneur disparu, celle, aveuglante, du disparu dans le promeneur. Presque sans qu'on s'en soit aperçu, le livre glisse vers une poésie philosophique (au sens de recherche d'une sagesse) et la lutte contre l'angoisse qui creuse ne cessera plus de se déployer à travers le cheminement du recueil :
Où prendre appui ? les bras se dérobent
Amours, amitié, fidélité jurée
Restent l'épaule du vent
la pente du talus
l'herbe, l'herbe somnolente (...)
La forme est un vers absolument libre, mais naturellement mesuré par un sens du rythme dont Louise Herlin se sert en souplesse, s'y soumettant, y échappant, jouant à le suivre, à le perdre, à le brouiller. De cette justesse rythmique, le poème intitulé Intransigeance (et qui est aussi un art poétique) peut donner un aperçu :
On peut se taire pour ne heurter personne
(A chacun ses dieux, ses accommodements,
petits et gros mensonges. Egards dus aux rites
de chacun - santal, branches de buis)
On peut porter des lunettes noires, passer inaperçu
ne rien dire, passer pour un timide, effacé : les gens
savent gré aux inoffensifs, aux silencieux
Ou bien clamer dans le désert ! Passer
pour fol énergumène vociférant étranger
Se faire injurier, traîner dans la boue, enterrer vif
Mais se donner la chance infime, insigne,
d'être entendu peut-être
d'un seul, inconnu
Le recueil se termine par un retour au descriptif - jeux d'ombres et d'arbres où, malgré la sérénité acquise, le ton étrangement creux accuse un retrait : à ce moment, tout est vidé, et le néant brûle.
Odile Hunoult
00:56 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
13/08/2015
"Le Mur de la terre", de Giorgio Caproni, traduction de Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie éd.
Cette traduction de Le Mur de la terre par Philippe Di Meo reprend et poursuit une expérience entamée naguère par Philippe Renard et Bernard Simeone. En 1985, ils publiaient leur traduction à quatre mains Le Mur de la terre, cinquante ans de poésie, qui proposait un panorama de l'oeuvre poétique de Caproni entamée dès 1920. Traducteurs bicéphales (l'expression émane de Philippe Renard), ils avaient contribué à faire connaître en France la poésie de Giorgio Caproni.
Né à Livourne en 1912, il meurt à Rome où il s'est installé dans les années d'après-guerre, en 1990, mais c'est à Gênes qu'il grandit et dont il s'éprend. Bernard Simeone dans l'édition citée rappelle que "Rarement nommé, Enée occupe une place centrale dans l'univers de Giorgio Caproni. Le poète a noté que Gênes, la ville de son adolescence, était la seule à posséder un monument dédié au prince troyen fuyant sa cité, son père Anchise sur le dos". Le poète Giorgio Caproni, poète de l'exil, de la nostalgie et de la mémoire impuissante, à l'instar d'Enée porte le fardeau du Père, le Dieu dont le nom retentit jusqu'à l'obsession et pourtant innommable.
Le Mur de la terre renvoie à l'Enfer de Dante (X, 1-3) :
"Il s'en va maintenant par un sentier secret
entre le mur du cercle et les supplices
mon maître et moi derrière lui."
Au terme du voyage, point de Paradis mais une Espérance :
«... Je regardai la fenêtre. Murée.
La porte. Condamnée.
Ah, "Quelle folle danse"
(je me mis à chantonner,
ainsi, pour ne pas désespérer
dans la ténèbre) "est l'Espérance" »
Comme le rappelle Philippe Di Meo dans cette nouvelle traduction, intégrale, du Mur de la terre reprenant les propos tenus par Caproni : "Le Mur de la terre n'est autre que le mur d'enceinte de la ville de Dite, chez moi, il signifie la limite que rencontre à un certain point la raison humaine." Conscient de l'impossibilité d'une quelconque transcendance, le poète reste en deçà du mur. Dans Moi aussi, la clé de ce recueil charnière est fournie :
"Moi aussi j'ai essayé.
Ce fut toute une guerre
d'ongles. Mais maintenant je le sais.
Nul ne pourra jamais trouver
le mur de la terre."
Topographie de l'en-deçà donc où l'autre n'est qu'un renvoi, le reflet de soi-même, car il n'est point d'ouverture. L'ouverture serait Dieu mais c'est ce Dieu impossible, c'est moi (moi aussi), lui, toi, celui que je n'ai pas rencontré. Dans Andantino, Caproni relate cette poignante épiphanie jamais réalisée :
"Je l'ai si rarement vu
et toujours, hâtivement.
Une fois, ou m'a-t-il semblé,
ce fut au port, dans l'un des recoins
les plus enténébrés d'un café.
Mais était-ce moi, était-ce lui ?
[...] J'essayai de l'appeler. Je levai
même un bras.
Mais le tintamarre.
La radio à plein volume.
A tâtons,
je cherchai à me frayer un passage
parmi la cohue, mais lui
(ou était-ce moi ?), lui
s'était déjà levé : disparu,
sans que je l'aie croisé."
Un fâcheux destin d'absence et la négation répétitive et quasi militante de cette absence qui ne saurait ne pas être posée, mais la musique, l'andantino, adoucit les moeurs et surtout le désespoir, sous fond d'ironie légère. Mais n'est-ce pas aussi la fatalité du poème, ce "faire" qui pose et ne pose pas la présence fugace de ce qui n'a jamais été ?
L'emmuré n'interrompt pas le voyage pour autant, cet "altruisme effaré et non regretté" écrit-il dans L'Emmuré. Un "feuilleton" pour reprendre le titre d'une autre section qui pourrait avoir nom "Les mystères de la vie" avec des diligences, des auberges, des rencontres, des voituriers et des verres levés. Et des mots comme des couteaux, comme des schistes, pour trancher et affermir et défendre les liens qui retiennent irrévocablement dans l'en-deçà, à la manière aussi dont Ulysse se fait ligoter au mât pour entendre - sans sombrer - le chant des Sirènes.
Mais Caproni, le poète musicien, c'est aussi Orphée qui revient de chez les Morts sans ramener l'Absente mais pour chanter le récit de son échec. En somme une histoire de marin et de la très grande poésie.
Marie-José Tramuta
16:23 Publié dans Poésie italienne | Lien permanent | Commentaires (0)