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06/10/2020

En quoi consiste le travail du poète, pour Charles Dobzynski

C'est l'écriture et elle seule qui crée, entre les mots, ce courant électrique qu'on appelle communication. Le réseau capillaire du sens n'entre effectivement en action et en interaction que lorsque la bouche et l’œil, dans tel ou tel mot, se trouvent soudain connectés avec leur propre part de non-dit. A la langue, qui produit du sens, la stimulation du non-sens est nécessaire, comme la dérive de l'arrière-sens, afin de s'extirper de son miroir sans image, de s'arracher de son image en creux, dans la cire des formules. Le travail du poète, s'il peint sa vie et la leste de sens, consiste précisément à lui réinventer un sens, non pas celui "plus pur, des mots de la tribu" mais celui qui donne une direction, permet de se mouvoir et d'aller de l'avant. Faute de quoi cette vie ne serait qu'une panne de sens, irrémédiable quand on sait qu'à partir d'un certain état critique, il est impossible de s'approvisionner, de rebondir d'un sens à l'autre.

Dès lors qu'il nous déserte et nous est perpétuel exil, le sens est notre reconquête, ce que nous arrachons de nous-mêmes au néant. Le sens ne saurait faire l'objet d'aucun déchiffrement car il ne s'inscrit préalablement nulle part. Il n'est pas le langage codé, la pierre de Rosette qu'il suffirait à quelque Champollion de soumettre à la confrontation des repères sémantiques. Il est le code lui-même que nous élaborons au fur et à mesure que nos gestes, nos silences, nos rêves, nos mensonges, nos passions, tissent en nous cette toile d'araignée qui a pour souveraine dispatcheuse la mort. Le sens est peut-être ce qui nous tisse, l'accroc à partir duquel tout s'effiloche. Ou alors nous sommes prisonniers du sens comme la main l'est de son gant, à cette différence près qu'il n'y a personne pour nous le retirer.

C'est sans doute pourquoi, en fin de compte, nous ne laissons d'empreintes digitales que dans la poésie : c'est à partir de ces indices anthropométriques que nous pouvons relever les itinéraires de ceux (toujours hors la loi) dont le métier consiste à dévaliser le sens, dans les mots-valises ou les coffres-forts du silence. Entre les choses et nous, les mots et nous, la peau du sens s'interpose. C'est cette opacité qu'il nous faut combattre, opiniâtrement, sans être jamais sûrs de voir le feu renaître de la cendre.


Charles Dobzynski

"Embrasements - poèmes d'amour" - de Claude Vancour, aux éditions Les Deux-Siciles, 106 pages, juin 2006

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Anne Muller-Lassez (1940-2009), plasticienne proche des surréalistes, auteure de boîtes-collages, a  su donner à ce livre l'éclat qui est le sien, en l'illustrant d'un fusain et de quatre encres de Chine originales. La dessin de la première de couverture est de sa main. La bouche y est le premier cocon de l'Astre qu'embrasse la rousseur odorante de l'automne ; elle nous chuchote ce qu'est la vie et ses privilèges, ravie de plaisir au souffle brûlant de l'autre.
Dire aussi et surtout que fut une chance pour les éditions Les Deux-Siciles que d'avoir su intéresser une plasticienne de cette envergure...

Le présent ouvrage, à la couverture argentée (un travail d'imprimeur des plus soignés, signalons-le au passage) est le vingt-troisième de la collection Poésie. Voici l'une de ses pages, deux strophes extraites d'un poème de Claude Vancour qui, comme votre serviteur, publie régulièrement dans La Revue alsacienne de littérature :

D’AMOUR (II)


          Poser la veine où bat mon sang de vie
          contre la vôtre, pouls contre pouls,
          alacrité de la parole de votre lymphe,
          de la chaleur des tessitures,
          tranquillité fébrile, définitive
          des retrouvailles

*

          Jusqu’à ce que
          la peau chuchote à l’autre peau,
          jusqu’à ce que
          l’amour nous ait réappris à boire.


Claude Vancour

05/10/2020

De la poésie, pour Pierre Bergounioux

La poésie, dans son essence, est opposition, ouverture maintenue, attente perpétuée. Elle refuse la prose du monde. Elle est en charge des possibles enfouis, des visions que la visée dominante écarte, de ces vues qu'on dit de l'esprit. La politique le sait bien qui, dès sa naissance à elle-même, à la conscience de sa force et de ses fins, de sa nécessité, proscrit les poètes... Ils parlent de ce qui, à ses yeux, n'est point, soit qu'ils nourrissent, à l'écart, des songes purs, soit qu'ils s'obstinent à douter de la nature des choses, à contester ce qui passe pour la réalité.
Nous touchons à une heure incertaine. Les maux de jadis, les famines et les pestes, les grandes tueries, les misères et les travaux d'esclaves ont reculé. Mais une ombre d'une autre nature s'étend sur le paysage. Elle obscurcira, si l'on n'y prend garde, les versants imprévus, les combes infusées de brume et de soleil, les bosquets du rêve, les chemins qui mènent vers l'inconnu, le pays des merveilles. La poésie est création, comme l'indique le nom enfoui sous son nom. Elle était à l'origine. Elle fut de tous les instants, des hautes heures et des temps noirs. Elle est plus que jamais d'actualité en ce vertigineux moment où se pose avec une acuité sans exemple ni précédent la question de notre sens.


Pierre Bergounioux