23/05/2021
Une interview de Henri Thomas, par René de Ceccatty, opus 2
"Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises"
Henri Thomas : John Perkins a existé, c'était son nom. Il m'avait mis au défi de raconter sa vie. Je lui ai dit : chiche ! Sa femme que j'ai appelée Paddy faisait effectivement cet étrange double métier, de travailler dans un hôpital et de participer à des courses automobiles. Elle était très gentille, mais alors entre eux... Le premier soir où je suis rentré chez eux, elle a jeté ses souliers dans le poste de télévision. Lui, il était très intelligent. Ses cantines que vous voyez dans ma chambre lui appartenaient. Elles viennent d'Amérique.
René de Ceccaty : C'est curieux : on dirait que vous possédez un objet d'un de vos personnages...
H. T. : Je ne l'ai jamais revu. Je ne sais pas s'il a lu mon livre. Il a été question de le traduire en anglais, mais ça n'a pas été fait.
RdC. : De l'écriture, vous dites : c'est une prairie "dont tous les brins d'herbe me sont connus".
H. T. : Quand je me promenais dans l'île d'Houat, et que je voyais une belle prairie, je pensais que c'était l'écriture. C'est bien présomptueux de le dire... Mais pas de l'écrire !
RdC. : Cela peut vouloir dire que vous connaissez bien votre instrument.
H. T. : Cela signifie plutôt que mon instrument me connaît. J'ai toujours eu l'impression que c'était le langage qui me prenait et non le contraire. Cela n'a rien à voir avec l'écriture automatique. Mais je ne conçois pas le plan d'un roman. Pas plus que le plan d'une fleur : elle pousse ou elle ne pousse pas. Mes livres sont structurés mais ils se structurent au fur et à mesure.
RdC. : Vous écrivez que vous êtes un "homme impossible".
H. T. : Hélas ! Parce que je cherche toujours quelque chose d'autre. Je n'arrive plus à comprendre l'expression "avoir confiance en quelqu'un". C'est comme croire en Dieu. On peut croire que ce livre existe. Mais un Dieu... L'autre est toujours une présence offensive. Une offense muette. Pourquoi y a-t-il un autre ? Quand on se bute à cette question, on ne s'en sort plus. C'est Rimbaud qui écrit "ces mille questions qui se ramifient n'amènent au fond qu'ivresse et folie". C'est parfaitement vrai.
RdC. : Vous écrivez : "Les anecdotes me fuient". Moi, en vous lisant, j'ai le sentiment contraire.
H. T. : Elles m'ont fui à partir d'une certaine date. Je ne voyais plus que les idées générales alors que pendant longtemps il me suffisait de descendre dans la rue et j'avais des anecdotes. Je n'avais qu'à prendre le métro et surtout le métro de Londres.
RdC. : Pourtant la poésie de vos livres n'est jamais vague.
H. T. : La poésie ne doit jamais être vague. La poésie de Rimbaud n'est pas vague. Quand il décrit une route "surnaturellement sobre", il évoque la route qui était surnaturelle parce que surélevée au-dessus de la plaine, et sobre parce qu'il n'y avait pas de bistrot !
RdC. : On m'a dit que vous étiez dans la chambre où a vécu Beckett.
H. T. : Non, il était à l'étage au-dessous mais en effet dans la même maison de repos. Je l'ai vu une fois quand je partais pour Londres. Il m'a dit : "Comment ? Vous allez vivre au milieu de dix millions de maniaques ?" C'était l'Irlandais qui parlait ! J'avais publié dans la revue 84 l'un de ses premiers textes en français.
RdC. : Est-ce que votre séjour ici influe beaucoup sur ce que vous écrivez ?
H. T. : Non, parce que j'avais déjà en m'installant ici l'idée d'écrire des études sur des poètes dont l'une sur Baudelaire a paru dans le numéro de février 1992 de la NRF. Baudelaire pense que la fin du monde a eu lieu mais que nous ne nous en sommes pas encore aperçus. C'est peut-être vrai. Qu'est-ce que c'est qu'exister ? Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises.
23:44 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
22/05/2021
"C'est la vie", de Gil Jouanard, éditions Verdier, janvier 1997, 112 pages, 80 F
Loin de se séparer de la réalité par quelque essence distinctive, qui en spécifierait la nature, la poésie s'inscrit absolument dans le réel, dont elle n'est que le mode d'expression langagier, la dimension la plus précieuse. Elle ne saurait du reste constituer en soi une fin ; elle est plutôt le meilleur chemin d'accès à la pensée, celui empruntant la voie affective et mémoriale, celui favorisant l'ambivalence et révélant la complexité de tout acte mental et la complémentarité analogique de l'ensemble des dispositions sensorielles. Elle ne dépend ni de la "sensibilité", ni de l'humaine pulsion lyrique : elle les inclut, les manifeste, sans jamais s'en contenter. Qui veut appréhender la diversité et l'unité conjointes du monde n'a véritablement d'autre recours. La philosophie, qui vise à capter le réseau des questions actionnant l'"être au monde", sera toujours subsidiaire et parcellaire. La poésie, qui a tout à voir avec la beauté, vassalise tout naturellement cette activité de la seule raison. Qui veut connaître doit se livrer d'abord à cette pratique euphorisante - et en cela héréditairement dionysiaque - de la célébration méditative. Le poète n'est rien d'autre qu'un bon conducteur de cette énergie logée dans les mots depuis l'origine du parler.
L'avion vers Nantes, ce 20 avril 1994.
Gil Jouanard
06:06 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
21/05/2021
"Le Testament du printemps", de Jean-Claude Masson, éditions Gallimard, 9/4/1991, 96 pages, 88 F
La ville comme nous ne tenait pas en place,
la ville et ses troubles promesses : rues, parcs,
impasses, avenues ; l'inconnu nous prenait sous son aile,
les salles obscures, leur débauche de lumières,
les globes aveuglants des grandes terrasses,
le ruissellement doré des boulevards
onctueux sous la pluie, quand brasillent les bars.
La ville, fille de la nuit, nous sauvait
de la perdition par ennui. Un lacis
de venelles à la croisée des fleuves nous dressait
son rempart. Notre reflet grandissait dans les vitrines,
mais nos yeux brillaient d'une autre convoitise,
pure, intacte, absolue. Immobiles dans l'heure creuse,
les chalands de midi vendangeaient notre rêve
qui s'accoudait au bastingage de la Meuse,
l'enjôleuse, oui, mais la sourde, la muette,
comme indifférente à tant de terres traversées,
fertilisées sans trop savoir pourquoi,
pour oublier sa longue fatigue, tuer
le temps comme sur sa rive les pêcheurs captivés :
la Meuse ensorceleuse parce qu'elle s'en va.
Jean-Claude Masson
19:14 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)