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03/07/2021

"La poésie, le ciel - Petite méditation lyrique", par Alain Duault, éditions Gallimard, janvier 2020, 176 p., 19 €

Juste avant le grand clash de mars 2020 - autrement dit la "Crise sanitaire" si mal orchestrée par les instances dirigeantes, toujours en retard d'un train, si ce n'est de deux -, a paru ce livre d'Alain Duault, par ailleurs présent in Diérèse 82 (numéro dont la sortie est prévue à la mi-octobre), étant entendu que nous partageons bien des points communs... Amitiés partagées, Daniel Martinez

* * *

Être poète


Être poète, c'est regarder le monde avec des mots.
C'est être constamment sur le qui-vive avec la langue - mais en entendant : qu'ils vivent, les mots, les hommes, les oiseaux. C'est-à-dire : que la beauté les sauve et invente une perspective qui ouvre ses portes vers des couloirs nouveaux, déplie les temps trop sages, brise la mer gelée des évidences.
Être poète, c'est avoir des oiseaux dans la bouche, courir le ciel avec eux, gravir les échelles du vent avec des semelles trouées comme un parapluie sous tous les orages du monde. C'est, guetteur mélancolique, être le front aux vitres, veilleur de chagrin sujet aux langoureux vertiges. C'est vouloir découdre l'erreur des destins et des chemins déjà foulés, prendre les rêves au sérieux, ne pas se retourner sur Eurydice pour s'arracher à une saison en enfer. C'est aller au sud vers le nord. C'est se laisser emporter par les rythmes du corps qui ricochent d'une syllabe à une étreinte. C'est chercher les sept prénoms du vent ou ce qui reste après l'oubli, quand la mémoire a consumé tout ce qui aurait pu être, le désir et ses bateaux qui chavirent entre les mots.
Être poète, c'est chercher la peau de l'être, accorder sa vie comme une main au temps qui passe si vite, à l'eau des songes, à la pluie sous les jupes des regrets, c'est manger ses ombres effarantes.
Être poète, c'est s'enivrer de mots sans doute, mais c'est aussi douter des mots, savourer ce qu'on ne peut savoir qu'en se jetant au feu, c'est le midi du soir et l'aube de la nuit, ce moment de passage, cet instant à peine où tout est sans repère. C'est chercher obstinément à dire ce qui ne se dit pas, à provoquer le monde, à dévoiler sa face. C'est crier et ne pas crier, murmurer, souffler dans les veines, chanter, s'arracher à la quiétude. C'est être un arbre, un rocher, le mouvement de l'arbre, la chute du rocher. C'est la route qu'on prend le soir qui nous emporte vers on ne sait jamais où. Cette route qui conduit à se perdre. Délicieusement se perdre. Affreusement. C'est ce moment où l'on se dit. C'est un regard comme une main qui ramène l'horizon. C'est un jeu. Une branche. Un peu d'eau entre les doigts. La pluie intérieure. C'est extrême.
Être
poète, c'est écrire sans cesse pour résister à l'insoutenable poids de la nuit sur les roses. J'avais envie de vous parler des roses.


 Alain Duault

22:23 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

02/07/2021

"Tumulus", de Jean-Loup Trassard, 9 photographies de Jean-Philippe Reverdot, éd. Le temps qu'il fait, 3 mai 1996, 46 pages, 99 F

Nus, mais les hommes parés de plumes aux bras et aux oreilles, plumes de perroquets, d'aras, bleues jaunes rouges, à travers les parois de bambou ils écoutaient la forêt s'éveiller dans le jour incertain. Toute proche la rivière - une brume immobile au-dessus de l'eau - semblait ne pas couler, verte, huileuse, n'eussent été les pirogues, arbres vides, qui de leurs flancs serraient la rive feuillue. Ils avaient entendu frotter la paume des pieds à l'instant où les femmes doucement ranimaient le feu. Sur chaque foyer pendaient, noircis par la fumée, crâne de singe hurleur ou de singe-araignée et de cochon sauvage, bréchets d'oiseaux, carapace de tatou, queue de caïman, arêtes de poisson, que les insectes avaient fini de ronger et qui protégeaient le chasseur contre un destin de maladroit. Ils se préparaient à chasser - silencieuse sarbacane, arme du souffle, aux flèches salies de curare fabriqué en silence - avaient projet encore d'étonner un tapir argenté, de boucaner un anaconda, de boire sur feuille du miel frais déniché, éclairci à l'eau de source. Ils s'engageaient entre les arbres, un bandeau sur le front des femmes tenait contre leur dos des bananes, un enfant, troupe furtive suivie cependant par le vol de grinçantes perruches. Dans l'épaisseur, forêt que la pluie traversait par cataractes brèves quand les feuilles du haut lâchaient, pliaient, ils se faufilaient de feuille en feuille, soucieux de ne pas alerter la troupe chieuse des chauves-souris, attentifs à ce qu'un ocelot ne regardât point leur nuque, ils avançaient cachés successivement par chaque feuille. Autour d'eux des machines qui s'arrachaient bruyantes à l'enlisement mâchaient avec méthode la selve anéantie. Jamais ils ne sont revenus, ni ne furent découverts derrière la feuille ultime. Du ciel moite, arbres abattus, ne tombait aucune plume. Bougeaient à peine contre la rive hachée les pirogues pleines de pluie, sur l'ancien seuil un crapaud verdâtre qui avait été un puissant chaman.


Jean-Loup Trassard

04:32 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

30/06/2021

"Le tableau d'avancement", par Henri Thomas, éditions Fata Morgana, 6 octobre 1983, 72 pages

J'ai vu Georges Perros hier après-midi. Un visage intact, mais un peu gonflé, rougi, un peu figé. Toute l'expression est dans les yeux, une présence accrue et une grande détresse. Il écrit, sur l'ardoise, qu'il a cru étouffer le matin. Il respire bruyamment, difficilement. Je lui trouve les joues violettes comme à Brice Parrain mourant. Il écrit sur un cahier qui est à sa portée : "Dur la nuit, peur d'étouffer".
Il reprend le cahier un instant plus tard : "Je suis une société idéale pour les chats".
Avant l'opération, des jeunes filles charmantes sont venues me voir. On a "blagué". Je lui demande : "Des jeunes filles de chez Gallimard ?". Il fait un geste me montrant que c'étaient des jeunes filles qui avaient été opérées.
L'opération a duré trois heures. Lorand Gaspar, venu de Tunis où il est chirurgien, y a assisté. "Il paraît que ça a été parfait", écrit Georges sur le cahier. Je lui demande s'il a des nouvelles de Bretagne. Il écrit : "Vent de 140 kilomètres heure". Puis : "Je ne vais plus porter que des cols roulés pour cacher la canule". Je dis : "Ça ne te change pas beaucoup", il ajoute : "Ou des lavallières".

Georges me marque sur l'ardoise que Marcel Arland est venu le voir l'autre matin, et qu'il a fondu en larmes au seuil de la chambre. Je lui raconte que lorsque j'ai dit à Arland une parole de Jacqueline mourante : "C'est toi, c'est vraiment toi ?" il a pris sa tête dans ses mains et s'est enfui en gémissant. C'était au Tertre.
Comme les arbres étaient beaux ! Le vent dans leurs cimes, la vie étrange, souffles, rayons, fraîcheur... Rien d'humain ou tout humain ? Et une semaine plus tard, c'était le grand tilleul dans la cour de l'Hôtel-Dieu de Rennes, devant la fenêtre de la chambre où Jacqueline mourait. Elle aimait les arbres, le vent de la fin d'été dans les arbres.

J'ai emporté un petit poème écrit par Georges :

     J'étais oiseau sur basse branche
     Mais on m'a coupé le sifflet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

     J'avais parole à tout le monde
     L'aurais-je passé mon oral
     Voilà que le mutisme abonde
            Mon caporal.

     Plus qu'à moitié ma langue est morte
     M'en reste-t-il de quoi froisser
     Doucement la harpe ? Une porte
            N'a plus de clé.

* * *

La langage de l'amitié est moins suspect que celui de l'amour. Il n'est pas le moyen d'une possession. Est-ce pour cela qu'il n'existe pas de poèmes de l'amitié ?


Henri Thomas

09:58 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)