21/07/2021
"La Grande Beune", de Pierre Michon, éditions Verdier, décembre 1995, 96 pages, 69 F
J'avais remarqué que souvent, les dimanches et les après-midi, elle prenait à pied la route des Martres, haut talonnée toujours quel que fût le temps, fringuée, et revenait longtemps après, ou pas du tout - à moins qu'elle n'eût pris un détour que je ne connaissais pas. Je me demandais peu ce qu'elle allait y faire : le ciel me la donnait, l'y apercevoir me suffisait. Cette route devint bientôt ma passion. Il y avait là de grands prés, des noyers obscurs à la sortie du village, et plus loin des bois parcourus de multiples sentiers conduisant à des hameaux ; tout cela suivait la lèvre de la falaise, ça grimpait fort parfois, et il y avait des caches derrière des éboulis, des combes où rien ne se voyait que le ciel, des haltes secrètes sous des hêtres. Là, les après-midi de congé, le plus souvent sous la pluie, je faisais mine de prendre l'air et de m'intéresser fort aux herbes ou aux cailloux - les instituteurs ont de ces lubies, de ces licences -, mais je tournais en rond dans les sentiers et l'attendais, raide, crispé dans une contention douloureuse qui faisait battre comme à même mon sang une femme parée puis nue, rhabillée aussitôt et nue, un rythme de nylons, d'or et de peau, mille soies battant cette chair de soie. En ces dispositions j'allais jusqu'à la Beune ; je la regardais là en bas couler dans son trou, des eaux sales sous un ciel sale où des poissons invisibles frayaient, les yeux grands ouverts et mornes : que ce monde était beau pourtant, où des nylons pouvaient emplir mon esprit, le dénuder en dénudant une chair rêvée. Je revenais sous le couvert. Je m'arrêtais soudain ; j'imaginais sa bouche ; j'imaginais sa gorge ; à la pensée de ses reins je tremblais au-delà de toute convoitise. Te voyant, me disais-je, peut-être elle va sans un mot renverser la tête, trembler comme tu trembles, te saisir là où tu veux la saisir, et les jupes dans ses mains elle se donnera là, contre ce bouleau, dans ces flaques où seront tombés ses sequins, où pétriront ses paumes, où tu verras l'image de ses seins, et plus secouée qu'un arbre dans le vent ses grands cris renversés feront partir les corbeaux. Mon cœur manquait. J'entendais un bruit, je me donnais le maintien du promeneur attentif, ce n'était qu'une bête détalant : et d'autres fois elle était là, elle venait dans la feuillée, la boue, avec ses hauts talons et son fard impeccable, sa taille, gantée parfois, les mains dans les poches de son imper, la tête haute, la reine, à ma hauteur s'arrêtait, me parlait du mauvais temps, me disait gentiment que je fumais trop ; je répondais sur le même texte, je voulais garder cette goutte de pluie prise dans le duvet de sa joue, hésitant, coulant.
Pierre Michon
10:03 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
14/07/2021
"Poèmes et lettres d'amour", par Francis Danemark, avec 4 photos de Valérie Smith, Cadex éditions, décembre 1996, 40 pages, 59 F
Bord de l'Escaut
Soleil couchant, bientôt couché,
mais soleil quand même tout au bout
d'un long lundi à la course,
et je suis là pour quelque instants,
dans l'attente de te rejoindre.
Je suis là songeant aux poèmes lus hier soir
de Pablo Neruda, songeant
aux détours de toupie que la vie valse
éperdument, et nous là-dedans,
nous pas plus hauts que les arbres,
pas plus souples que la mer,
songeant aux enfants qui savent encore
ce que nous oublions parfois,
songeant aux routes, ces belles fenêtres
que nous ouvrons à deux,
et le temps passe, trois petits tours,
tu es là, pas là, tu reviens, mon amoureuse,
et nous durerons comme durent
les gestes les plus doux,
les paroles sans violence.
Tu apportes la coupe toute nue de tes mains,
et de la lumière en grappe. J'en ai le cœur
plus grand et je nous vois demain encore
mesurant nos pas mêlés, le long de l'eau.
Francis Danemark
10:31 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
09/07/2021
"Les XXXX" suivis de "Trente-neuf Quatrains", par Mathieu Bénézet, éditions Comp'Act, juillet 1989, 94 p., 68 F
Les XXXX
XXVII.
visage parcouru de sommeil être
paupières closes une aide éclairant
comme la main une dernière fois
pour offrir au lointain plus léger
plus vaste une dernière lueur un
visage nu qui efface la nuit être
une parole sans brûler
XXVIII.
commencement tout entier est un
corps féminin une arche une voûte
native qui ouvre l'espace captif
de l'identité ô futur du rêve
infiniment les autres me précèdent
source absolue cosmique
XXIX.
argile cette limite repliée
une flexion de l'origine au-dedans
cache un corps et au fond des choses
se penche vers l'avant cette offrande
de la nuque officie plus précieux secret
en surface se déplace
XXX.
lumière semblable à la soif mortelle
brûlure de gouttes d'eau floraison
imprévisible figure pensive dans la vérité
lumière je ne cessais de dire que tu fus
la mort et je m'effondrais et me reniais et
renonçais incertain du cœur
Mathieu Bénézet
13:24 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)