13/05/2021
"L'Embrasure", de Jacques Dupin, éditions Gallimard, 26 septembre 1969, 128 pages
Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n'est pas pour qu'elle triomphe mais pour qu'elle s'abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d'un pied sûr. Sa chute, il n'a pas le pouvoir de se l'approprier, aucun droit de la revendiquer et d'en tirer bénéfice. Ce n'est qu'accident de route, à chaque répétition s'aggravant. Le poète n'est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s'inverser dans l'opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l'homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.
Tu ne m'échapperas pas, dit le livre. Tu m'ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n'y a pas de dedans. Tu es d'autant moins libre de t'échapper que le piège est ouvert. Est l'ouverture même. Ce piège, ou cet autre, ou le suivant. Ou cette absence de piège, qui fonctionne plus insidieusement encore, à ton chevet, pour t'empêcher de fuir.
Absorbé par ta lecture, traversé par la foudre blanche qui descend d'un nuage de signes comme pour en sanctionner le manque de réalité, tu es condamné à errer entre les lignes, à ne respirer que ta propre odeur, labyrinthique. La tempête à son paroxysme, seule, met à nu le rocher, que ta peur ou ton avidité convoitent, sa brisante simplicité, comme un écueil aperçu trop tard. N'est vivant ici, capable de sang, que ce qui nous égare et nous lie, cette distance froide, neutre, écartelante, jamais mortelle, même si tu m'accordes parfois d'y voir crouler la lumière, et s'efforcer le vent.
Soustraite à la respiration de ce qu'elle avait imaginé jusqu'ici refléter, argent d'un bracelet terni par la lune et que purifiait au matin le passage d'une autre haleine, cette silhouette désormais, à chaque instant comme redessinée par son ombre dansante, s'apprête à sortir du jardin par une porte dérobée. Un bras levé devant les yeux, la paume ouverte contre le dehors effrayant, son geste fait scintiller la ligne des montagnes au-delà de la cime des arbres.
Non, plus jamais le pourquoi des étincelles, mais leur macération, la nuit, dans une forêt d'arbres bas et de mots voltigeant autour de fruits inconnaissables. Je suis cassé par le cri d'un oiseau. Soulevé avec la première goutte d'eau qui débordera de la jarre. Mais la moitié du corps engagée dans le mouvement des labours.
Jacques Dupin
08:49 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
11/05/2021
"Carnet d'un buveur de ciel", de Dominique Sampiero, éditions Lettres Vives, octobre 2007, 96 p., 13 €
Mon carnet de ciel n'a pas de bord et quand je tourne les pages pour frotter doucement ma peau sur le tranchant des feuilles, quand je dépèce la blancheur pour écrire, j'entends le bruit du vent dans les peupliers en face de la ferme protester contre mon pillage. Je trouve le souffle de mes mots bien pauvre.
Tu as un œil au milieu du front, un autre en demi-lune pour regarder les éclipses, un troisième au bout des doigts et qui sait lire sur les lèvres des fleurs, j'aime quand tous tes yeux se posent sur moi.
Je sais que l'on ne peut pas boire le ciel, sauf peut-être, de temps en temps, ses paroles, comme on dit boire les paroles de quelqu'un, le ciel me parle depuis l'enfance, par les volets, par les lucarnes, en plein cœur aussi, par les voyettes* où j'aime me perdre, marcher, courir vers lui comme un enfant, le ciel me parle de tout son silence, il me dit que mourir arrive un jour dans le même abandon de souffle et de larmes qu'une averse.
Le grand oiseau qui plane au-dessus de la terre mange mes yeux et l'emporte dans son silence comme une pie voleuse.
Quand tu pars, je t'attends, quand tu reviens, je t'attends, quand tu es là, je t'attends.
Beaucoup d'animaux sont pétris de ciel, les merles, les moineaux, les hirondelles, les moustiques, les libellules, certaines fleurs aussi plus que d'autres, certains arbres, certains lacs et même des écluses, des fontaines, et j'en oublie sûrement.
Des heures collé à la vitre des façades, plus fraîche sur ma joue que le baiser des cascades, pour attendre qui, quoi, la douce quiétude d'être au monde dans la pure présence des fenêtres.
Avec l'âge, ma vue se trouble, je porte des lunettes à contrecœur, je me dis que mes yeux posent une distance entre moi et le monde, un peu de flou justement, pour m'obliger à reculer, à cligner des paupières, à ne plus vivre collé dans le mensonge de la fusion. Je ferme les yeux et quand l'étouffement, l'ennui, le manque de temps pour rêver me crèvent le cœur, tout le ciel remonte à la surface avec une belle lumière pour guérir, m'envoler, germer et renaître. Pourquoi résister à la légèreté qui me dépossède.
Dominique Sampiero
* régionalisme, petits chemins qui permettent de couper à travers champs au lieu d'utiliser la route.
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10/05/2021
"Un ciel élémentaire", de Bernard Hreglich, éditions Gallimard, 160 pages, 21 mars 1994, 105 F
Itinéraire de la source et du verbe
Tisserand les jours d'hiver et voyou sous la crédule
Illustration dont il faut cerner les vitres
Afin d'épuiser les sens et les rythmes de ce paysage
Surchargé d'arbres fruitiers, de syllabes nécessaires
Où jamais tu ne viendras si j'en crois tes broderies
Sur un châle interminable. La géographie distribue comme à plaisir
Les dividendes de la mer, interdisant aux profanes
La pratique des écluses.
Je négocie l'audience et les cheminements
De cette œuvre aux longs parcours achevant comme le fleuve
Ses voyages dans une ville aux portes monumentales.
il convient de perdre la tête sous tes nuits d'incertitude
Et plus loin, dans le futur, trahir l'antique
Flèche de saule pour une éclisse glissée dans le givre verbal.
Bernard Hreglich
Le poète Bernard Hreglich, né en 1943 à Tunis, est mort à Paris, lundi 12 août 1996, des suites d'une sclérose en plaques. Il était âgé de cinquante-trois ans.
"J'ai un réel besoin de fuite", écrivait-il dans son premier recueil, Droit d'absence (Belfond), qui, paradoxalement, assura aussitôt sa présence parmi les tout premiers poètes de ce temps. C'était en 1977. Bernard Hreglich avait 34 ans. Le prix Max Jacob distinguait là une œuvre grave et lente, parlée plutôt que chantée, indifférente à toute notion d'école ou d'opportunité, assimilable au journal d'une solitude vigilante, sans colère ni dédain. N'exploitant d'aucune façon son succès, Bernard Hreglich attendra dix ans pour publier de nouveau.
Ce fut un mince recueil, Mètre visage (Sud-Poésie, 1986), que le jury du prix Jean Malrieu couronna à l'unanimité. Encore sept années de retrait, ponctuées de déchirements amoureux, de condamnations du "siècle aux épisodes carnassiers" et "d'abandons à l'écriture dans ce roncier parcouru de tragédie", et parut un important volume, Un ciel élémentaire (Gallimard, 1994), tout de suite salué par la critique exigeante et couronné par le prix Mallarmé, où apparaissait, disait le poète, "le mal qui me ronge".
Ce mal, il vient d'en mourir après avoir, malgré de perpétuelles souffrances, mis au point un ultime recueil au titre à la fois poignant et beau : Autant dire jamais (qui sera publié chez Gallimard le 3 octobre 1996). A peine avait-il pu en corriger les épreuves. Il s'est absenté pour toujours avant de le voir paraître. En voici le bouleversant exergue :
"Ce soir, je me contenterai du silence de l'absence et de cet œillet sauvage qui fut son dernier caprice avant de perdre la raison."
Jean Rousselot
17:52 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)