08/11/2020
Editorial du numéro 72 de "Diérèse" : Béatrice Marchal
Je l’avais cherchée dans les livres, où certains disaient bien la connaître, décrivant à l’envi, au long des pages, ce qu’elle était. Les sarcasmes autant que les louanges proférés laissaient croire qu’un long palmarès – de textes et d’auteurs – existât, qui justifiait l’adoration comme le mépris. J’avais frôlé la brouille en m’enquérant naïvement des critères de pareilles passions.
Elle était ailleurs, oh ! pas bien loin, d’une discrétion extrême, avant tout effrayée qu’on veuille se saisir d’elle, en propriétaire. Devant l’insistance de ma recherche, devant ma patience, sans doute aussi parce que j’étais sans calcul, elle s’est approchée sans bruit, sans prévenir, « celle qui vient à pas légers »* – et elle m’a mis le désir au cœur. Je me suis sentie envahie d’un amour qui, dans l’ignorance de son objet précis, avait conscience que les mots désormais lui seraient essentiels ; ils le serviraient en intermédiaires, traducteurs, intercesseurs.
Vivre avec elle me demande d’être à son écoute sans concession, taraudée, jusque tard dans la nuit parfois, par une parole qui se dérobe ; il me faut la chercher jusque dans mes rêves et dès le matin, toutes affaires cessantes, fournir un travail qui satisfasse son exigence. Mais c’est aussi subir ses fugues, attendre avec inquiétude, prête à saisir le moindre signe pour l’accueillir généreusement, quelle qu’ait été la durée de son absence. Elle revient, sans explication, sans excuses, elle me prend la main, mes alarmes tout à coup remplacées par une joie aussi intense que fugitive.
Comme l’amour, elle ne connaît pas de loi ; elle ne cesse de pointer ce qui n’était qu’apparences et illusion, jusqu’à ruiner de chères mais vaines certitudes, laissant place au mystère du monde, des autres et de moi-même : je m’y risque, les yeux et le cœur grands ouverts, sa main toujours dans la mienne. Bien qu’elle soit née au début des temps, c’est une enfant, elle en a le cœur et l’esprit, où retrempent et revigorent leurs sensations premières ceux qui l’écoutent. Sa présence dans et entre les mots me « permet d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est » ; si inconnu me soit-il, celui-ci me devient soudain merveilleusement proche, nous nous tenons, le temps qu’elle passe, dans un partage aussi intime que précieux, oui, Proust a bien raison de dire qu’ « avec [elle], nous volons vraiment d’étoiles en étoiles ». À ces contacts multipliés, je m’émerveille de tant de découvertes, mes sens affinés m’ouvrent à d’autres plus avant sur le chemin de l’humanité, elle noue entre nous une parole de fraternité.
Et puis, elle est pour moi une aide, précieuse entre toutes, pour combattre un manque, qui, en dépit de trompeuses apparences, ne m’en étreignait pas moins jusqu’au désespoir. J’ai compris qu’avec elle, je pourrais travailler, sinon à le combler, à l'apprivoiser, avec elle je descendrais en moi-même et que j’y trouverais de nécessaires ressources ; elle serait pour moi un guide, difficile, exigeant, dérangeant certes, grâce à qui je m’orienterais, et peut-être accéderais à un meilleur partage.
Béatrice Marchal
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* Jacques Réda
06:08 Publié dans Diérèse 72 | Lien permanent | Commentaires (0)
Editorial du numéro 73 de "Diérèse" : Jean-Louis Bernard
Quelle place pour la poésie dans le monde actuel ? De René Char avait jailli cette fulgurance : "Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté" (Beauté = poésie, dans le langage codé charien).
Conditions (au moins nécessaires…) pour occuper cette place : ne répondre à aucune définition. Éviter la recherche de l’absolu, la nostalgie du paradis perdu, l’auto-contemplation. Ne pas se tromper d’objet : il n’est ni la réalité, ni la vraisemblance, ni la vérité, plus sûrement le réel (manque ou blessure suscitant l’écriture). Rechercher sans cesse l’étonnement, la stupeur originelle. Être en quelque sorte la monture de toute lueur inhabituelle.
Et aussi clarifier sa position par rapport au sens, à une époque où tout fait se voit affublé d’une explication. "Il y a quelque chose en poésie qui dépasse le sens, c’est la résonance" écrivait Marina Tsvetaïeva. Son, souffle, silence : triptyque de la poésie. Être poète, c’est (tenter de) laisser entrer en soi le vacillement du sens, transmettre le son avant le sens, tout en conservant une trace fossile de ce dernier : seul le son peut s’approcher de ce reliquat que les mots n’ont su traduire.
Ces mots, justement, n’appellent pas de réponse. Du coup, ils creusent l’imaginaire et donnent du temps au Vide, ce vide essentiel dans l’aventure poétique, abysse fondateur qui nous dépose à intervalles réguliers sur nos rivages d’exil. Ainsi, toute écriture poétique qui se veut telle ne peut passer que par une symbiose quasi parfaite entre le vide et les mots, entraînant une transgression inévitable (et rédemptrice) du langage. Pour devenir ce lieu étrange, suspendu, ce non-lieu en somme, le seul sans doute où il soit possible d’expérimenter la mort. Vide, mort : mots dangereux en nos temps de remplissage forcené et de positivisme triomphant.
La poésie peut ainsi être vue comme un exode sans fin vers le lieu d’où tout procède, vers la parole d’avant les mots. Pas de pourquoi, à peine de comment, juste l’instant et le lieu. Juste la veille, les aguets, la disponibilité intérieure. Juste la porosité au monde. Vivre en poésie, c’est vivre dans le sacré de l’univers. Un sacré pas forcément religieux, mais qui touche à l’énigme primordiale de notre présence au monde.
Au fond, la poésie propose l’accès à un monde dont elle est seule à définir les contours et à consulter les archives noires pour en tirer une esthétique de l’imaginaire. Seule aussi à aller jusqu’à l’os du mot et donc se mesurer au gouffre. Car elle nomme le gouffre, non pour l’éclairer, mais pour en être la plus belle résonance. Ainsi, comme la chandelle des tableaux de Georges de la Tour, ne sert-elle pas à donner lumière, mais à sonder ce qui, de l’obscur, se laisse capturer : cette ombre qui structure l’envers, l’autre côté des choses.
Que peut (doit)-elle offrir au lecteur d’aujourd’hui ? Non une échappatoire au monde, mais un monde concurrent. Ainsi seulement pourra-t-elle rendre compte de l’indéfinissable, de ce qui passe en fraude la frontière entre mots et silences. Tout en se gardant de séparer visible et invisible, indissolublement liés par le secret dont le poète est témoin. Car en notre ère où nos vies s’étalent à loisir sur des succédanés de lien social, pourra se dire poète celle ou celui qui se trouvera témoin de la proximité d’un secret, et qui saura en même temps que tout secret éventé porte sa nuit.
À la fois passeur et passage, en somme.
Et pour finir en compagnie de René Char et ainsi boucler le cercle, disons que, à la Fureur de l’époque actuelle, la poésie, simplement, oppose le Mystère. Sans doute la plus belle sorte de résistance.
Jean-Louis Bernard
06:08 Publié dans Diérèse 73 | Lien permanent | Commentaires (0)
07/11/2020
Editorial du numéro 65 de "Diérèse" : Alain Fabre-Catalan
iLa voix de la traduction
Das Gedicht denkt an die Begegnung.
Le poème pense à la rencontre.
Paul Celan
Un lieu commun présente la traduction de la poésie comme une tâche impossible. Au lieu de craindre que la poésie ne se perde dans le passage périlleux d’une langue à une autre, ne vaudrait-il pas mieux considérer que cet enjeu inhérent à la tâche de traduire est le point d’appui nécessaire à une entreprise qui vise, au même titre que l’écriture de la poésie, à rendre à la parole son intensité et sa présence ? Il importe en effet que le désir de traduire se nourrisse du souci de la poésie, comme un encouragement à être poète, une manière de vivre mot après mot la remontée d’une mémoire qui s’éveille au plus près de l’œuvre pour renaître dans la dimension sonore d’une autre langue.
Traduire dans la forêt non plus seulement des signes, mais des sons et des sens, c’est entrer dans la différence des langues et de leurs harmoniques si dissemblables avec le désir de reconstituer en quelque sorte l’oracle et d’interpréter ses paroles. L’intensité de cette expérience fait de celui qui s’y engage un proche de l’auteur qu’il a choisi de suivre sur les chemins de l’écriture afin que dans le texte traduit continue de résonner, avec les accents d’une langue autre, la voix singulière du poète.
Lire de la poésie, c’est toujours d’une certaine façon commencer à traduire ce qui d’abord se donne dans l’immédiat de l’écoute du son, du rythme et de la voix qui monte dans la parole du poème. Comme un dialogue qui s’instaure alors s’ouvre à un certain moment tout ce qu’il y a d’avenir dans cet échange voué à la présence poétique qui passe d’une langue à l’autre. Pour que traducteur et auteur marchent sur le même chemin, il y faut de l’admiration et le désir de faire revivre le poème, instant par instant, afin de dégager un lieu où se retrouver dans la parole d’un autre. Tel est l’horizon espéré de ce voyage au long cours où le risque permanent est de faire fausse route.
Que nous dit la traduction, sinon que la poésie se doit d’être un chemin qui outrepasse les frontières afin de reconnaître les multiples séjours de la parole du poème. Elle est le dévoilement d’une vérité qui ne se réduit pas à la seule signification des mots et elle nous rappelle qu’il s’agit bien là d’un acte d’écriture né de la rencontre de deux voix. Ainsi traduire la poésie, c’est véritablement l’écrire et faire sienne la musique des mots qui va naître cette fois au sein de sa propre langue, au sens d’une partition dont il faut régler les accords. C’est aussi permettre que les mots, quelle que soit la langue considérée, finissent par être délivrés de leur lourde tâche de signifier pour que le poème puisse faire entendre sa parole, et que le rythme qu’on y aura perçu soit au diapason du sens qui se donne à vivre.
Le traducteur porté par sa passion pour une œuvre dont il aime la présence investie dans des mots qui pourtant ne sont pas les siens, manifeste sa fascination pour cet autre qu’il n’est pas mais qu’il cherche à rejoindre dans ce passage vers la traduction, ce lieu d’un entretien incessant qui s’offre comme autant de marques de l’hospitalité dans le creuset des langues. Avec le geste du traducteur, la poésie travaille à réinventer les frontières entre soi et l’étranger, cherchant à rapprocher les langues de manière à ce que le feu de l’une éclaire les ombres de l’autre, franchissant ainsi ce seuil où la lumière qui vient se trouve prolongée par d’autres lumières. Ce dialogue né entre l’ici et l’ailleurs constitue l’horizon toujours recommencé de la parole poétique et devient le lieu de reconnaissance des poésies du monde dont la traduction ne cherche pas à faire disparaître les différences mais à être l’expression même de cette différence.
Le poème dans sa traduction s’annonce telle une voix qu’il faut accueillir à l’intérieur d’un nouvel espace où le son et le sens se mêlent et se recomposent différemment avec la tonalité et l’unité d’une parole retrouvée qui, à mesure, reprend vie. Entre soi et l’autre, un chemin s’est ouvert qui nous fait signe dans un jeu de regards où se loge l’échange de ce qui n’est encore qu’une promesse, le don d’un avenir, comme cette « poignée de main » à laquelle Paul Celan identifiait le poème.
Alain Fabre-Catalan
Mai 2015
19:44 Publié dans Diérèse 65 | Lien permanent | Commentaires (0)