241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/10/2020

"La Chine est-elle (encore) une civilisation ?"

En descendant le boulevard Saint-Michel, lu, tout près d'affiches encollées à la va-vite : "L'iniquité au pouvoir, c'est la décapitation du savoir". Comment faire fi de l'actualité directe, où la notion de savoir-vivre s'effacerait, face à un irrationnel figé qui voudrait à toute force prendre le pas sur le rationnel au lieu de se donner les moyens de composer avec lui ?
... Nous sommes de facto entrés dans une ère tout aussi inquiétante, anxiogène que procédurière à l'excès, où l'échange même (avec l'autre) tend peu ou prou à devenir conflictuel dès qu'il touche à certains domaines "réservés", où la liberté de chacun poserait question a priori. D'où ces réactions en chaîne, à partir desquelles la force animale voudrait se défier de ce que Rousseau appelait "le contrat social" ; ou encore récuserait cette phrase admirable de Baudelaire : "Ce qui est créé par l'esprit est plus vivant que la matière." La matérialité excessive de notre vécu social semble par effet retour provoquer ces débordements et distorsions auxquels nous assistons, impuissants, voire médusés, de nos jours plus que jamais. Face à cela, existe-t-il, néanmoins, un pouvoir équitable ? Poser la question c'est déjà y répondre.

Place Marcelin Berthelot, suis entré au Collège de France pour y suivre une conférence donnée par la fille de François Cheng, avec pour sujet : "La Chine est-elle (encore) une civilisation ?". Je reprocherais à Anne de ne pas avoir défini d'abord ce qu'est au juste une civilisation : pour discuter plus à propos de ce territoire immense que les dirigeants actuels de la Chine voudraient pouvoir qualifier d'État-nation. Or les valeurs mêmes que porte la civilisation, ici vieille de cinq mille ans (ou plus) peuvent-elles se fondre avec le politique, avec les régimes successifs qu'a connu l'Empire du Milieu. La démonstration d'Anne Cheng tendrait à prouver le contraire. Et, fort justement, que le savoir politique ne peut-être que l'une des composantes et non l'essentielle pour donner un fondement cohérent à la notion de civilisation, faisceau convergeant contribuant à un mieux-être collectif et individuel, qu'il nous appartient de conceptualiser pour mieux l'accompagner. Cette formulation claire apporte une réponse directe et pertinente à la question qu'elle se/nous pose, à juste raison.
Si déclin d'une civilisation il y a, il pourrait se loger dans une mise sous le boisseau du savoir, au seul profit du politique, dont les vérités sont si fluctuantes qu'elles tentent de canaliser une pensée qui ne servirait pas, directement ou indirectement, sa cause. Reprenons Nietzsche, cette phrase entre toutes : "Nous avons l'art afin de ne pas périr de la vérité." Beaucoup de nos nouveaux illuminés feraient bien de s'en inspirer, à défaut de la comprendre tout à fait.
Amitiés partagées, Daniel Martinez

16:28 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

21/10/2020

"La Montgolfière" de Willa Cather, traduction de Victor Llona, éditions Rivages poche (hors commerce), janvier 1996

La présente nouvelle a paru sous le titre Coming, Aphrodite, dans le volume Youth and the Bright Medusa, publié en 1920 par Alfred Knopf :

* * *


Dessinateur de talent, il travaillait avec une rapidité déconcertante. Le reste de son temps, il l'employait à tâtonner, allant d'un style de peinture à un autre, ou bien à voyager sans bagages, comme un chemineau. Sa principale préoccupation était de se débarrasser d'idées que pendant un temps il avait trouvées séduisantes.
Depuis qu'il vivait dans la maison de Washington Square, sa situation financière était brillante, en comparaison de ce qu'elle avait été jusqu'alors. Il se permettait le luxe de payer son loyer d'avance et de boucler la porte de son studio quand l'envie le prenait de s'absenter quatre mois de suite. L'idée de s'enrichir ne lui venait même pas. Il est vrai qu'il se passait volontiers de bien des choses que d'autres tiennent pour essentielles, mais s'il ne se rendait pas compte qu'elles lui manquaient, c'est qu'il n'en avait pas encore joui. N'appartenant à aucun club, ne voyant personne, il n'avait pas d'intimes et dînait seul dans de modestes petits restaurants, même le soir de Noël et le Jour de l'An. Des journées entières, il ne parlait qu'à son chien, à sa concierge et à son traiteur...
Hedger avait la terrasse pour domaine. Il y dormait souvent avec César quand il faisait chaud, sous des couvertures qu'il avait rapportées de l'Arizona. Quand il montait là-haut, il prenait la bête sous son bras gauche. Jamais le chien n'avait pu apprendre à grimper à l'échelle et jamais il ne sentait mieux la grandeur de son maître et son asservissement à lui, humble cabot, envers cet homme extraordinaire, que lorsqu'il se glissait sous son aisselle pour entreprendre cette périlleuse ascension. Sur le toit, il trouvait du gravier à gratter ; un chien pouvait s'y amuser tout son saoul, à la condition qu'il n'aboyât pas. C'était une sorte de paradis que nul n'était assez athlétique pour atteindre, sauf ce dieu tout-puissant qui sentait la peinture.
Or, en la nuit bleue, une lune effilée, semblable à une jeune fille, se balance et joue avec une troupe d'étoiles. De temps à autre, une d'elles s'écarte, rapide, de ses compagnes et plonge dans la gaze impondérable du ciel, traçant un sillage de lumière, léger comme un rire. Hedger et son chien éprouvent un véritable ravissement quand une étoile se livre à cet exercice. Ils s'absorbent dans la contemplation du jeu étincelant, quand soudain les en divertit un son ; il ne provient pas des astres, pour musical qu'il soit. Ce n'est pas non plus le prologue de Paillasse, entonné souvent en ces chaudes soirées par un baryton à court d'haleine dans une des maisons de Thompson Street, grouillantes de manœuvres italiens : ce n'est pas l'orgue de Barbarie qui joue régulièrement au coin de la rue dans le crépuscule parfumé. Non, c'est une voix de femme chantant de volubiles phrases passionnées du signor Puccini, comparativement neuf à cette époque, mais déjà si populaire que Hedger, ce profane, ne manque pas de le reconnaître.

Willa Cather

21:05 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

Marelle du ciel

Ma chère Lucie,

Le printemps s'éveille enfin aux cantilènes des cerisiers. Le bois des mashiyas se languit au soleil, et les kimonos fleurissent pudiquement dans les rues kyotoyistes. Partout, les Japonais fêtent le retour des cerisiers en fleurs.
Cette euphorie ancestrale est devenue un rituel où le bonheur du renouveau se mêle à la mélancolie d'un passé, éphémère.
Cela s'appelle le humami.
Je t'écris ces quelques mots depuis le port de Honmura à Naoshima. A l'Est la mer de Seto, et à l'Ouest encore la mer de Seto. Je pense à nos moments partagés, au reflux des bruits lointains.
Aux brumes qui montent par vagues, quand tout ce qui palpite n'est pas de chair.
Au plaisir de te revoir tout bientôt,
Julian

CLAUDE VIALLAT.jpg

Claude Viallat