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07/05/2020

Journal du confinement VII

Je ne sais trop, ou pas assez, ou pas du tout. J'écris oui, du fond de ce passage où l'on croît déceler le réel sous des formes ténues, élucidées enfin puis perdues pour d'autres éventuelles. Le réel, un alignement de chiffres, une rengaine, une implosion étouffée au passage des actualités. Mais au juste, on sait avec l'aplomb de l'instinct que c'est ici précisément que se portera le regard, la conscience d'une faillite, la sienne tout aussi bien.

"Nous remettre en cause, c'est l'occasion", me dit l'un. "Laisser se défaire les peurs collectives, pour tenter d'en tirer parti à mesure", me dit l'autre. "Voir jusqu'où le politique peut aller", me dit enfin un troisième. Ajoutant : "Quelle extraordinaire occasion de garder sous contrôle son auditoire, pas seulement par les mots, mais physiquement réduire son domaine, à l'individu, à son corps caverneux."

Mais Daniel, vous avez tort, il faut préserver des vies, au diable votre liberté !... En substance, Catherine me prévient : la directrice l'a eu, très amaigrie elle lutte, mais elle n'arrive pas à refaire surface, je crains le pire. Nous avons déjà prévu sa remplaçante.
Catherine enchaîne : "Oui, le 12, nous allons tout faire pour reprendre, 4 ou cinq par classe, pas plus ; et il y aura un roulement pour les élèves. On ne sait pas encore si le rythme adopté sera un jour travaillé, un jour de repos, ou bien une semaine sur deux."
J'ai promis de lui offrir à la reprise, le 12 ou un autre jour, une nature morte (à la seule condition qu'elle ne la prenne pas comme telle), une huile réaliste tout près du temps glissant. Elle en fera un sujet de réflexion pour sa classe, ajoute-t-elle. A dire vrai, je lui en avais parlé dès février, alors que rien ne me laissait envisager la suite, la crise sanitaire qui nous frappe aujourd'hui, de plein fouet. Désormais, cette toile prendra une autre dimension. J'espère que la petite classe, réduite à quelques éléments choisis, l'appréciera, cette peinture, mais pour sa seule esthétique.

Non, la nature n'est pas morte, bien au contraire !... Mais il y a certaine amertume à la voir ainsi vivre sa vie comme si de rien n'était pour l'homme. Les abeilles n'ont jamais produit autant de miel, les insectes réapparaissent peu ou prou, la vue s'étend, au loin ; dès vingt-deux heures, les trains ne passent plus, eux que l'on entendait trouer l'air de la campagne jusqu'après minuit. Le silence régnant, par une vertigineuse nuit de pleine lune.

Depuis Héricy, en Seine-et-Marne, un poète dont je vous entretiendrai bientôt m'envoie dans une petite enveloppe blanc crème un porte-bonheur, un œil de Sainte Lucie, celui-ci trouvé à la plage de la Favière, à Bormes-les-Mimosas. Avec ce mot d'accompagnement :
"Selon la légende, Lucie, voyant sa mère devenir aveugle, promet à la Vierge de faire don de ses yeux à la mer à la condition que Marie évite la cécité
à la génitrice de Lucie. La Vierge exauçant ce vœu, Lucie donnera ses yeux à la mer. Et, depuis, le ressac, parmi des myriades de petits cailloux remués, rejette sur le sable de la plage des "yeux de Sainte Lucie".
Ils peuvent être minuscules, au plus de la taille d'un ongle. On les trouve, de taille plus grande, dans le commerce, vendus en bracelets, bagues, colliers, boucles d'oreille. Plus rares, ils peuvent être de couleur bleue. Il s'agit en fait de l'opercule d'un petit coquillage, la spirale évoquant l'iris d'un œil, d'où son nom."

Comment accepterait-on de ne rien troubler de l'"ordre" du monde, ou dit tel ? Je repense à ce qu'écrivait Char bien sûr, mais aussi à tous ces errements de l'humanité, ses silences qui en disent long. Combien de milliers de personnes meurent ces temps-ci de faim parce que l'on ne peut plus acheminer d'aide alimentaire aux pays (d'Afrique notamment) les plus démunis, par la faute d'avions interdits de vol ? Un parallèle, humanitaire à tout le moins, s'imposerait, aux actualités quotidiennes. Entre deux maux - dont le pouvoir mortifère dépasse l'entendement -, qu'a-t-on choisi en Europe ?

Tous les matins, je l'entends creuser la terre, de bien haut, moi qui dors sous les toits. Pour ameublir le sol, le débarrasser des cailloux malencontreux, planter des lys (en souvenir de ma sœur en fin de vie de l'autre côté de la frontière française, alors même que fleurissaient dans le salon de la demeure trois de ces fleurs à l'odeur entêtante). Luce m'avait dit alors, pour me réconforter : "Béatrice ne peut pas mourir, face à cette cette exubérance, aux figures de danse esquissées, aux senteurs enfin". Mais elle est partie sans crier gare ; et je vois dans ce qui est planté ces jours-ci dans le jardin germer l'âme de ma très chère disparue, l'illusion qu'elle vit encore de la manière, comme de voir s'effacer du même coup l'injure du temps.

 

Daniel Martinez

01:07 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

06/05/2020

"Le pilleur d'étoiles", de Claude de Burine, éditions Gallimard, mars 1997

Claude de Burine, une poète authentique (1931-2005) qui a publié dans Diérèse. Corps et regard de la plus extrême acuité, où le monde se contemple ébloui de sa propre lumière. D'un geste un seul, elle trace un cercle d'air où respirent paroles et silence mêlés : prélude à la naissance du poème, que les mots ne figent pas, on les sent toujours à l’œuvre, toujours en quête, entre voix et voie. DM

* * *

Lettre d'automne

Le givre qui déjà fait ses pointes, les derniers soleils, leur tête penchée, flétrie comme ceux qui reviennent des vêpres, je voudrais te le dire, te dire aussi que la lune devient une orange lorsque le froid s'annonce, mais cela, tu le sais, ce sont des images de marché commun. Et c'est un cadeau que je te donne les petits feux dans les champs pour brûler les chaumes.

Ce ne sont pas des fleurs qu'on doit t'offrir mais les feux qui brûlent fort. S'allument ici, ailleurs. Tu les verras puisque je te les annonce.

Les heures qui courent en moutons dociles et sales n'ont pas la certitude des murs qui les abritent ni l'appui du béton-maire, ni de celles qui se voulaient des anges.

On commence à fermer les portes sur des bois vivants.

Aux objets trouvés, on va chercher les mots des amours perdus.

Et c'est toi qui viendras m'attendre à cette gare où s'arrête et repart le train qui ne revient pas.

 

Claude de Burine

10:02 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

05/05/2020

"Thème de l'adieu", Milo de Angelis, éditions Nous, mai 2010, 96 pages, 12 €

On verra dimanche

 

Compter les secondes, les wagons de l'Eurostar, te voir
descendre du numéro neuf, le chariot, le sourire,
le cœur qui cogne, la nouvelle, la grande nouvelle.
C'est arrivé, en 1990. C'est arrivé, c'est sûr
c'est arrivé. Et encore avant, le plongeon dans le Tessin
pendant que le ballon disparaissait. C'est arrivé.
Nous avons vu l'ouvert et le caché d'un instant.
Les fées rentraient dans leur HLM, l'ouragan
emplissait un ciel halluciné. Chaque chose était là,
déserte et pleine, pour nous qui attendons.

 

Milan n'était qu'asphalte, asphalte liquéfié. Dans le désert
d'un jardin il y eut la caresse, la pénombre
adoucie envahissant les feuilles, heure sans jugement,
espace absolu d'une larme. Un instant
en équilibre entre deux noms avança vers nous,
se fit lumineux, se posa en respirant sur la poitrine,
sur la grande présence inconnue. Mourir fut
cet émiettement des lignes, nous là et le geste partout,
nous dispersés dans les suprêmes tensions de l'été,
nous entre les os et l'essence de la terre.

 

Milo de Angelis
traduit par Patrizia Atzei & Benoît Casas

05:48 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)