03/05/2020
"Les marches du vide", de Lokenath Bhattacharya, éd. Fata Morgana, 4 décembre 1987, 72 pages
Le miracle
Une étincelle a surgi dans la chambre. D'où venait-elle ? Quel vent l'avait portée ? L'homme, assis, méditait, dans la posture du lotus. Replié sur lui-même. Protégeant pourtant l'espace autour de lui. Il l'a vue et ne l'a pas vue.
Il a pensé : prise par le froid qui s'est accumulé ici depuis longtemps, couche après couche, elle va s'éteindre d'elle-même dans le pur bloc de silence du vide. Tant de mots se taisent, tant d'éclairs attendent au plus profond des murs, roulés dans des couvertures ! Le four, qui chauffe, semble un volcan : il se cache, lui aussi, sa grille est rabattue : il fait sombre, il fait noir. On se croirait dans la montagne, une montagne envahie par la nuit qui dort. Et l'on ne voit plus jusqu'où va la côte de l'île, où finit la mer, où commence la terre, où sont les pieds des pins et des cèdres qui trouent le ciel.
Horizon après horizon, juste le voile d'un vêtement de femme. Un vêtement noir de poix.
Il fait sombre : l'homme n'a pas pu que remarquer la petite lueur, qui a blessé ses yeux. L'histoire de l'étincelle a débuté ainsi : il a été surpris, et même un peu dérangé.
Elle vient de l'extérieur, elle n'a pas du tout l'air de vouloir s'éteindre. Elle vient de l'extérieur ? Quel extérieur ? Même l'air ne pourrait pénétrer dans cette chambre close. Mystère. Et si elle était née ici ? Si, frottées l'une contre l'autre, les pierres du troglodyte avaient fait jaillir le feu ? Mystère sur mystère.
Chaque grain de poussière le sait : cette piqûre de scorpion a souillé la nuit de sang. A bout, le visage en feu, touchant bientôt les bornes de la nuit, l'aube remonte à la surface du ciel. Le coq éructe son chant coupant.
Et l'étincelle, écureuil fou, bondit du sol sur l'oreiller. Dans une joie frénétique, elle saute de l'oreiller sur l'étagère aux livres, et puis sur le tableau du mur. Dehors, enfin : sur le toit.
Alors il a bien fallu que celui qui méditait se lève, délaissant sa place et son trouble. Sa chambre n'était-elle pas en train de s'écrouler ?
Mais qui fait tout cela ? Pris par quelle colère ? De quel destructeur est-ce donc la furie ?
Aussi vite que possible, l'homme a ouvert sa porte. Il est sorti sur sa terrasse. Stupéfait, il voit maintenant les flammes qui courent à travers les champs, langues sifflantes de cobras. Aussi loin que vont ses yeux, la terre entière est devenue Kâli portant sa guirlande de crânes. Aujourd'hui, la création célèbre la destruction.
Lokenath Bhattacharya
traduction de l'auteur et de Franck André Jamme
Un poète incontournable de la littérature bengali contemporaine, remarqué d'emblée par Michaux. Doublé d'un conteur, qui nous donne à lire ici transposées, et à entendre comme telles les deux faces du mystère, comprises dans la création même : l'étincelle de vie, réduite à merci par des forces de mort, toujours à l’œuvre de par le monde. Apparemment sans cause directe, cette bascule vient à s'accomplir sans que l'homme n'ait alors mot à dire. DM
Mère destructrice et créatrice, les crânes humains du collier
de Kâli représenteraient les 51 lettres du sanscrit.
05:39 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
02/05/2020
Paul Cabanel & Daniel Martinez réunis sur un même thème : "La Maison de thé"
Suite à la réception du numéro 78, Paul Cabanel, un ami de Diérèse, m'a envoyé un poème en relation avec le mien, en prose celui-ci, à la page 118. Voici :
Maison de thé
Pierre à la robe d'étoiles
ou tortue sur le dos de l'Océan
Carapace de vent
Reflet pris dans sa toile.
Crissement de lumière
dans ce bol oraculaire
Grenouille au bord du gouffre
Frisson dans la maison de thé.
Paul Cabanel
* * *
La maison de thé
L'ombre qui se profile là, figée sous un champ de phosphènes, et les mille complexions ouvertes par chaque ligne se dilatent: geste et éventail confondus, le silence jardiné, comme un appel au bleu des mains dans la maison de thé. Le ciel s'est apaisé. Je suis ici et vous êtes là, fixant la traverse chantournée d'une armoire, l'angle vif du petit buffet bas de merisier. Les stries de la mémoire, la muette pérennité des objets familiers. Une moisson d’images comme autant de souvenirs avancent dans le jour, le fragmentent. Tu écoutes, je t'entends, ah me lever !, graver un avenir présent.
Il n'est de sens que celui que nous accordons d'emblée aux jeux des lueurs et à leurs reflets dans le grand Miroir aux anamorphoses, avec çà et là ses esquilles, qu'aimante la conscience. Le liséré de la braise froisse l’œil rougi du pigeon colombin. La cendre est une soie dont vivent les nuées.
Daniel Martinez
12:01 Publié dans Diérèse 78 | Lien permanent | Commentaires (0)
"Le Bestiaire de Vénus", de Daniel Martinez, avec 24 collages de Jacques Coly, co-édition Les Deux-Siciles/Le Petit Véhicule, mai 2003, 18 €
La Chambre verte
Le jeu des verts avec la pierre
avec le ciel de lit
et la découpe du merisier,
ses coups légers frappés
au cœur.
Zsuzsa dans une chambre mansardée
sur le fond de l'autre scène
voit s'éployer les oiseaux d'Audubon
... mais du bec la pie-grièche
a dévié l'axe de ses yeux.
Non loin de l'âtre
brûlent à voix basse
les langues d'écume des deux bougeoirs
et l'amoureuse immobilité
d'un corps nu
le sien, rêveur.
Sur le dossier de la chaise paillée
soupire son peignoir
(pays montagneux entrevu
dans le demi-sommeil)
l'énigme est rentrée dans sa nuit,
aléa de l'infini.
Daniel Martinez
05:44 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)